Jacques HM Cohen le 4 10 2023
Sur les ondes de RCF: LIEN .
La chronique d’actualité avec le Professeur Jacques COHEN. Bonjour Professeur.
Bonjour.
Nouvel épisode dans le conflit Arménie-Azerbaïdjan, si l’on fait une photographie de la situation dans le Haut-Karabakh, Professeur Jacques COHEN, qu’est-ce qu’on voit à l’image ?
Déjà ce que l’on voit, c’est que le Haut-Karabakh a été vidé de ses habitants quasiment intégralement. On voit aussi qu’ils sont partis, si j’ose dire tous seuls ou du moins devant les menaces réelles ou supposées, et cela ce n’est pas tout à fait ce qu’avait prévu Bakou c’est-à-dire l’Azerbaïdjan. Alors, l’Azerbaïdjan aurait pu jouer sur du velours sur le thème « nous garantirons la même autonomie que du temps de l’Union soviétique », mais il n’a pas pu s’empêcher d’enlever les panneaux sur les routes avec les inscriptions en Arménien pour le nom de la ville, d’arrêter les dirigeants arméniens du Karabagh, etc. Ceci pose aussi pour les Azerbaïdjanais un autre problème, ils ont assez astucieusement fait uniquement rentrer en ville des forces de police et surtout pas l’armée. Sauf qu’il n’y a personne et il va être très très difficile pour eux de montrer une coexistence pacifique avec les Arméniens, puis qu’il n’y en a plus. Donc déjà, je vous ai dit changer les panneaux des routes n’était pas déjà une très bonne idée et le retour à de mauvaises habitudes, mais comme en plus ils ont arrêté certains dirigeants des indépendantistes Arméniens, cela ne les met pas dans une situation totalement démonstrative de leur bonne volonté et finalement il faut regarder un peu plus loin effectivement.

Revendication maximaliste Azerbaidjanaise en 1919 pour les négociations du Traité de Sèvres post première guerre mondiale. On voit qu’il ne restait pas beaucoup d’Arménie !
Pachinyan avait à peu près bouclé un accord avec Bakou sous l’égide des Russes et des Turcs, puis il a été embêté, si on peut dire, par l’attitude des extrémistes de son camp au Haut-Karabagh, avec comme difficulté que ceux-ci imaginaient le parapluie russe comme indestructible et indéfini. Et donc, ils ont pu même s’amuser, si je puis dire, à faire un petit peu de guérilla, c’est-à-dire poser des mines sur le chantier de l’autoroute que Bakou prévoyait vers le Haut-Karabakh. Moyennant quoi, après des manœuvres arméno-américaines ostensibles, Poutine a laissé faire les Azerbaïdjanais de nettoyer vite fait bien fait la résistance des Arméniens et d’envahir l’intégralité. Problème supplémentaire, les Arméniens se sont tous barrés, et donc la victoire des Azerbaïdjanais est un petit peu trop évidente. Alors du côté Parlement Arménien, ils ont renforcé encore ce qu’on pourrait appeler une provocation anti-russe, c’est-à-dire que non contents d’avoir fait des mini-manœuvres militaires avec les Américains, ce qui malheureusement pour eux n’engage à rien parce qu’ils auraient dû se rappeler ce qui est arrivé en Géorgie du temps de Saakachvili. Et bien, non contents donc de cette provocation-là par rapport aux Russes, ils ont voté l’adhésion de l’Arménie à la cour pénale internationale. Alors cela les Russes l’ont avalé de travers parce que la cour pénale internationale a inculpé Poutine, il n’y a pas longtemps. Cette inculpation d’ailleurs est sur un motif un peu biscornu, qui est d’avoir déporté des enfants en fédération de Russie, ce à quoi les Russes répondent que c’est pour leur éviter de prendre des missiles sur la figure. Il y avait pourtant bien d’autres choses à reprocher à Poutine, dont le fait d’avoir déjà déclenché la guerre, mais ce n’est pas le cas. Donc de toute façon on est encore très loin qu’il y ait un procès, il faudrait que les Russes perdent la guerre pour cela. Mais le symbole est important, l’Arménie valide un organisme qui a mis Poutine en examen. Donc, cela a conduit Poutine à continuer à laisser faire les gens de Bakou, histoire de montrer aux Arméniens que d’une part les promesses américaines n’engagent à rien comme on l’a vu précédemment, mais que surtout maintenant l’Union Européenne s’est mise là aussi à crier très fort, mais à crier très fort comme tigre en papier, parce qu’elle n’a aucun moyen d’empêcher une action militaire des gens Bakou. Alors Bakou n’envisage sûrement pas une action militaire d’envahissement total de l’Arménie. En revanche Bakou avait déjà pris quelques gages sur la route entre Goris et le sud de l’Arménie, de façon à pouvoir obtenir le corridor sud entre le Nakhitchevan à l’ouest qui est Azerbaïdjanais et la république d’Azerbaïdjan. Le blocus initial du corridor de Latchine entre Arménie et Karabakh était en fait destiné à ce marchandage renforcé d’une pression militaire sur le fait que les Arméniens, par la prise de contrôle de cette route, il leur devenait très difficile d’amener quoi que ce soit comme renfort et de défendre le corridor sud.
Et ça s’annonce plus compliqué que prévu pour les Azerbaïdjanais sur ce corridor sud, Jacques Cohen ?
Militairement, ça ne pose aucun problème, ils peuvent prendre le contrôle en 48 heures. Mais politiquement, c’est plus gênant parce qu’à partir du moment où ils ont récupéré l’intégralité du Karabagh, cela fait quand même assez expansionniste d’envahir encore un bout d’Arménie pour aller garantir le passage du corridor sud. Et là les Européens ont crié très fort mais Poutine a aussi besoin de montrer que les Européens sont des tigres en papier qui crient très fort mais qui sont incapables d’aider. Et donc il peut laisser faire Bakou, au moins sur le fait de prendre le contrôle du corridor sud.
Alors ce qui complique aussi les choses, comme vous avez vu c’est un coin compliqué, c’est que les Iraniens ne sont pas du tout d’accord. Pour les Iraniens, un corridor Turquie-Azerbaïdjan, où ils n’ont pas leur mot à dire, qui les coupe de l’Arménie, c’est très ennuyeux. Parce que vous vous rappelez probablement que le petit père des peuples, commissaire aux nationalités en Union soviétique, avait fait des dessins de frontières infernaux qui ne rendaient aucun des pays capables d’être réellement autonomes. Et en particulier, il manque à l’Ouest du Nakhitchevan deux kilomètres aux Iraniens pour avoir un contact direct avec l’Arménie. Ce contact direct ils l’ont tant que l’Arménie va jusqu’à la frontière iranienne, mais si un corridor passe sous contrôle Azerbaïdjanais, cela ne va pas du tout pour eux. Et les Iraniens proposent sans rire que l’autoroute en question ne soit pas sur la rive nord du fleuve, et donc en territoire arménien et azerbaïdjanais, mais passe chez eux, donc une autoroute de Turquie à Bakou qui rentrerait par le fameux point de jonction des quatre frontières, qui permettrait donc à l’Arménie d’y avoir accès, qui descendrait et ensuite passerait rive sud de la rivière en territoire iranien. Alors les Turcs ne sont pas tellement enthousiastes, les gens de Bakou non plus, mais il faut rappeler que les Iraniens ont un pouvoir de nuisance considérable.
Ils ont déjà fait une énorme bêtise pendant l’offensive victorieuse de Bakou, qui a permis la reconquête non seulement du Haut-Karabagh mais de toutes les autres provinces que les Arméniens avaient piquées dans leurs victoires militaires précédentes il y a 30 ans. Mais ils ont fait une énorme bêtise : c’est que la route indispensable, il n’y a pas beaucoup de route dans le coin, de cette invasion par le sud, ce que n’attendait pas les Arméniens, passe le long de la frontière. Elle passe sur la rive gauche de ce fleuve frontière à 500 m de la frontière. Il y avait déjà eu des incidents militaires quelques années auparavant, ce qui fait que les Iraniens avaient pendant les 15 jours où il était totalement critique de voir l’intégralité de la logistique de l’Azerbaïdjan passer par là, tout loisir de couper cette route, ce qui aurait sérieusement changé le cours de la guerre. Ils ne l’ont pas fait, probablement parce qu’il y avait déjà en filigrane des accords pour le bonneteau pétrolier et gazier.
C’est-à-dire qu’en dehors de l’Arménie qui n’a pas de pétrole, la position de plaque tournante de l’Azerbaïdjan était qu’ils peuvent exporter leur gaz, le gaz russe ou le gaz iranien par les mêmes tuyaux ni vu ni connu, et que pour la sortie il serait souhaitable qu’il y ait un ou deux pipe-lines de plus, de façon à sortir le gaz par la mer Noire à travers la Géorgie, par la Turquie, par l’Iran également, et c’est important, vers le Moyen-Orient. Et donc les Iraniens ont semble-t-il, de façon inattendue pour eux, soutenu Bakou plus loin qu’ils ne le pensaient en les laissant faire, parce que cela déséquilibre maintenant les puissances régionales que l’Arménie soit durablement affaiblie.
Alors pour revenir aux Européens, on a même annoncé qu’on allait envoyer des armes, ce qui est bien gentil mais à partir du moment où les Américains ne veulent pas envoyer des troupes de pied en cap à travers la Géorgie, où les routes sont d’ailleurs assez limitées pour passer et les Russes et Bakou pourraient très bien décider que l’aide américaine ne rentre pas, on n’est pas dans la situation de l’Ukraine où il y a différents canaux que les Russes sont incapables de fermer. Là, il n’est pas très difficile d’empêcher de passer de la Géorgie à l’Arménie. Concernant notre pays, annoncer publiquement des envois d’armes, sans avoir les moyens d’une intervention militaire sérieuse me paraît assez stupide. La conséquence immédiate est que le président azerbaïdjanais a annulé sa participation à un sommet à Grenade, principalement sous notre égide, pour une tentative de négociations de paix.
Pour conclure, Professeur ?
Les Européens crient très fort alors qu’ils sont incapables d’agir et donc il est à craindre que cela ne contribue pas à crédibiliser l’Union Européenne comme puissance régionale ayant des vues sur le Caucase. Pourtant, les arméniens ou du moins Pachinyan, ont bien compris le rapport de force et que le modifier par une nouvelle équation militaire, ou sa menace pour une solution de paix durable, ne peut-être qu’un sujet de longue haleine.
Merci Jacques Cohen, rendez-vous sur votre blog jhmcohen.com pour plus d’informations. A très bientôt.