Jacques HM Cohen 7 12 2023
Sur les ondes de RCF: LIEN
La question d’actualité avec le Professeur Jacques Cohen en ligne avec nous par téléphone. Jacques Cohen, Bonjour.
Bonjour.
Lysistrata en Ukraine, c’est l’objet de votre chronique d’actualité cette semaine. Lysistrata c’est un nom qui sonne grec pour nous parler de l’Ukraine. Dès l’entrée de votre chronique vous nous perdez un petit peu aujourd’hui Professeur, il va falloir nous donner quelques explications.
Absolument, je vais vous expliquer et vous recaler. Lysistrata c’est bien grec et Lysistrata c’est un nom féminin et qui au mot à mot veut dire licencier l’armée, faire fondre l’armée, dissoudre l’armée. Démobilisette en quelque sorte. C’est le nom du personnage principal d’une pièce d’Aristophane qui en 411 avant Jésus-Christ, dans la énième guerre entre Sparte et Athènes, représente comme fil conducteur que les femmes ont en assez. Elles en ont assez et annoncent que leurs maris dans les deux camps pourront, si j’ose dire, faire ceinture jusqu’à ce qu’ils aient rétabli la paix. C’est la grève mais c’est la grève de l’amour.
Pourquoi évoquer ce personnage et cette histoire à propos de l’Ukraine ? Parce qu’il vient d’y avoir plusieurs manifestations de femmes de soldats en Ukraine avec comme thème « 18 mois cela suffit ».

Femme grecque repoussant les avances d’un satyre… Lysistrata promet la même chose aux soldats des deux camps.
C’est-à-dire que la revendication était que les soldats soient démobilisés au bout de 18 mois de front, si tant est qu’ils soient encore en vie malheureusement. Alors cette grève c’est un symptôme, c’est un symptôme important que la société civile ukrainienne a du mal avec cette guerre interminable. D’autant plus que la situation interne en Ukraine est que la guerre est très inégalitaire. Les paysans, les gens des campagnes sont mobilisés, alors que dans les villes, compte-tenu de la corruption, il y a énormément d’exemptés. C’est ce qu’on appelle dans toutes les guerres les planqués. Et même il y en a plusieurs niveaux, il y a ceux qui ne vont pas à l’armée, ceux qui ont des affectations à des travaux présumés d’intérêts essentiels pour le pays, ce qui est à géométrie variable. Il y a même un autre problème : c’est l’énorme milice territoriale, c’est-à-dire que des tas de gens mobilisés ont réussi à se faire affecter pas trop loin de chez eux, à contrôler les bagnoles au coin de la rue, mais surtout pas aller prendre des obus sur la gueule. Et qui un beau matin quand on manque de réserves se retrouvent au front sans crier gare et sans aucune formation.
Donc tout cela crée une tension, parce que pour ceux, ou celles plutôt, dont les époux sont au front, ils voient surtout revenir les cercueils, plus les souffrances de tous ceux qui restent en vie et qui endurent une guerre de tranchées.
Alors les guerres de tranchées c’est toujours un gros dissolvant pour la désagrégation des les sociétés civiles dans les deux camps. Et là-dessus, on vient de voir donc qu’il y a des signes de fissures en Ukraine. Et en Russie malheureusement, la tactique choisie par les Ukrainiens et déconseillée par les occidentaux, essentiellement par les Américains parce que c’est eux qui décident, cette tactique a considérablement renforcé Poutine. En effet la guerre ce n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens et les Ukrainiens ont fait le choix de porter la guerre en Russie, alors les Américains et les occidentaux leur avaient dit : « vous ne le faites pas avec notre matériel », mais ils le font avec des missiles ex-soviétiques et ils le font avec les drones de petites charges. Ils ont tenté une provocation majeure qui était d’envoyer quelques Russes en territoire de fédération de Russie et comme par hasard ils ne leur ont pas donné des anciens matériels soviétiques. Délibérément ils leur ont donné du matériel américain et polonais. Donc là je pense que les puissances en question ont dû protester de bonne foi pour dire que vous ne recommencez pas.
D’autre part ces attaques, c’est-à-dire le fait d’envoyer des drones sur Moscou par exemple ou la politique d’assassinat ciblé de personnalités russes ou favorables aux russes sont très très mauvaises du point de vue rendement politique. Y compris d’ailleurs des attentats récents contre le transsibérien, contre les voies ferroviaires en Sibérie à plus de 4000 km de l’Ukraine. C’est peut-être techniquement une prouesse, si je puis dire, mais politiquement c’est un désastre. Parce que chez les Russes où il y avait pourtant des signes de désagrégation de la société importants, on voit l’aventure de Prigojine qui a tenté un raid sur Moscou, et bien l’attitude de la population c’est le rassemblement autour du drapeau. Y compris des tas de gens considérant que Poutine a fait une énorme connerie considèrent aussi que maintenant que le vin est tiré il faut le boire parce que sinon les autres vont en profiter, ils veulent nous envahir, ils veulent détruire la Russie et que donc il y a pas d’autres solutions. Résultat, Poutine sera réélu dans un fauteuil en mars et même s’il y avait les élections les plus honnêtes possibles, cela serait exactement le même résultat. Et cela, c’est une énorme bêtise des Ukrainiens.
Accessoirement aussi, à jouer et à tirer en Russie ou bien dans les territoires occupés avec des missiles plus ou précis, de la même façon que les Russes, ils se retrouvent dans une situation qui va empêcher de poursuivre comme crimes de guerre les bombardements de villes et de civils, l’emploi de missiles à sous-munitions, etc. On est un peu dans une situation qui s’est déjà trouvée, qui est que les nazis ont commencé par détruire Rotterdam, Coventry, etc. mais les Alliés leur ont rendu la même chose et de ce point de vue-là, il ne s’agit pas de dire « c’est eux qui ont commencé ». En termes de crimes de guerre, si on fait la même chose, on ne peut plus leur reprocher. C’est ce qui s’est passé à Nuremberg où les Alliés ont dû abandonner les accusations de crimes de guerre pour les bombardements des villes. Et là les Ukrainiens ont fait la même chose, tout au plus avec moins de moyens.
En fait il faut regarder plus sereinement quelles sont les tactiques des Ukrainiens qui leur restent comme possibilités. Tout d’abord, le rapport de force dans la guerre de tranchées va devenir pendant au moins un an défavorable aux Ukrainiens à la fois parce que l’industrie de guerre occidentale est plus lente à démarrer, à la fois parce qu’il y a une focalisation sur le Moyen-Orient, et aussi que les Ukrainiens finalement coûtent cher. Pas seulement des dépenses militaires mais les dépenses civiles, les aides européennes qui sont non seulement considérables mais qui s’évaporent. C’est à dire que par exemple les Européens ont fait une fleur pour les poulets et tout cela a atterri dans un holding qui lui est basé à Chypre. Donc la population ukrainienne ne voit aucun bénéfice de cette chose-là. Mais les choses sont en train de recommencer pour la betterave où bien sûr il y a du glyphosate là-bas, chez nous cela a réduit considérablement la production d’enlever le glyphosate, la question de savoir si c’est utile ou pas c’est autre chose, et cela va être la même chose parce que toutes les industries ukrainiennes même agro-alimentaires sont contrôlées par des oligarques qui ne reversent rien à l’État.
Il y a eu d’autres opérations assez catastrophiques, comme l’autorisation d’exportation du blé, puisque par la Mer Noire cela posait des problèmes, à travers la Pologne. Et ce blé à travers la Pologne lui aussi il s’est répandu sur la voie, si j’ose dire, en marché noir en Pologne. Au point que les Polonais ont fini par interdire le passage de ce blé qui était censé ne faire que transiter mais qui dégoulinait sur place et qui au marché noir ruinait donc les producteurs polonais. Cela, cela ne met pas forcément de l’amitié et de la franche camaraderie dans les pays autour.
Alors au départ, les Ukrainiens étaient parfaitement conscients qu’ils sont incapables dans une confrontation à l’usure de vaincre un pays qui est 4 fois plus gros qu’eux, même si les occidentaux filent le matériel, les hommes et le sang sont toujours ukrainiens et ils ne peuvent pas, si j’ose dire, tenir la distance comme le montre ces fissures sur les mobilisations indéfinies des soldats ukrainiens.
Ils ont essayé une tactique au départ d’implications des occidentaux, c’est-à-dire d’essayer d’obtenir un élargissement du conflit et là-dessus les Américains leur ont dit que la guerre mondiale ils n’avaient pas envie et que ce n’était pas question. Après ils ont tenté des provocations en Russie, si on peut dire, pour essayer de provoquer des réactions russes telles que les occidentaux ne puissent pas faire autrement que de suivre. Et cela, cela ne marche pas non plus parce que manifestement, il y a des canaux ouverts entre les occidentaux et les Russes et les Russes ont fait preuve d’un grand sang-froid à ne surtout pas vouloir une escalade. Donc là-dessus, les Ukrainiens sont assez rebutés. Alors les tactiques d’assassinat ciblé, y compris de journalistes, là aussi cela a posé des problèmes, parce que les services américains, la communauté du renseignement, avaient dit aux Ukrainiens « n’oubliez pas que les Russes peuvent en faire autant », et c’est ce qu’il vient de se passer avec un coup de semonce.
On vous laisse terminer très rapidement Jacques Cohen mais il faut conclure.
Oui. Parce que les Russes ont empoisonné la femme du chef du service de renseignement d’Ukraine, histoire de montrer à son chef qu’ils pouvaient y arriver eux aussi et qu’il arrête ce genre de choses. Donc il reste une seule chose aux Ukrainiens comme grand dilemme, rester sur une situation de statu quo, ou tenter une offensive de type dissuasion du faible au fort. C’est-à-dire tenter une offensive qui aboutisse à leur défaite, sans réserve derrière; et dire aux occidentaux vous voyez les Russes sont maintenant en situation de nous massacrer, de conquérir une grande partie du pays puisque notre rapport de force s’est dégradé, vous ne pouvez pas nous laisser tomber parce que cela serait une défaite pour vous aussi. Donc il y a une grande hésitation entre deux lignes, celle de Zaloujny le chef militaire qui est « on stabilise le statu quo comme on peut », et celle portée semble-t-il par Zelensky qui est « on tente le tout pour le tout », la poursuite des offensives et si on s’écroule de toute façon les occidentaux ne pourront pas nous laisser tomber.
Mais dans ce récit Professeur, il manque une chose : « que vont faire les russes ? »
En effet ! Attaquer un peu, beaucoup, ou pas du tout en continuant la guerre d’usure. Je crois que cet aspect de tactique militaire n’est pas décidé ou sera plutôt subordonné aux choix politiques vis-à-vis des USA et de l’Europe.
On peut voir par ailleurs les buts de guerre proclamés : Medvedev qui est préposé à jouer le méchant, dit : « on veut toute l’Ukraine, sauf la région de Lvov (Lviv, Lvow, Lemberg) qui au fond a été polonaise pendant presque 3 siècles jusqu’en 1945 ». VV Poutine est plus vague parlant à la fois d’une Ukraine restant plus ou moins entière, démilitarisée et dénazifiée, sauf… les régions qu’il tient pour typiquement russes, c’est à dire celles qu’il occupe, mais aussi tout le sud du pays dont Odessa et tout le rivage de la Mer Noire. Comme dans toute négociation, cela peut être une position d’ouverture maximaliste avant de marchander. Ou l’affirmation d’un but de guerre longue.
J’aurais tendance à penser que la supériorité russe ne devrait pas durer plus d’un ou deux ans si les occidentaux ne jettent pas l’éponge en 2024 et que leur puissance industrielle finit par s’exprimer et que les ukrainiens trouvent de la chair à canon immigrée. Poutine peut considérer qu’il a le temps de voir venir et de reculer si besoin bien à l’avance s’il voit que la roue va tourner. Ou au contraire profiter des circonstances, si les ukrainiens s’effondrent.
Si les USA précipitent une négociation après leurs élections, un point d’équilibre que chaque partie pourrait avaler avec des grimaces serait de reconnaître la Crimée comme russe, tous les autres oblasts côtiers démilitarisés mais ukrainiens, au statut de régions autonomes à la mode soviétique avec une liberté culturelle, linguistique et d’enseignement. Plus le droit d’accord commerciaux privilégiés dans les deux camps Union européenne et coté Russie Fédération des États Indépendants. Leur assurant la prospérité économique base du changement des esprits des deux camps.
Mais les chances en sont minces et de toute façon , il y aura encore beaucoup de morts et d’ici là Lysistrata aura encore bien du travail.
Plus d’informations sur votre blog jhmcohen.com. C’est la fin, Professeur, on est au-delà du temps imparti. A très bientôt Professeur.
A très bientôt.