La crise de l’agriculture européenne, une impasse structurelle

Jacques HM COHEN 25 01 2024

Sur les ondes de RCF: LIEN

La question d’actualité avec notre chroniqueur Jacques Cohen. Jacques, bonjour.

Bonjour.

Ça fait maintenant quelques jours qu’avec nos différents chroniqueurs on fait un panorama de l’agriculture française et de la crise que traverse les agriculteurs français. Jacques Cohen, si l’on fait une photographie à votre manière que faut-il retenir de cette crise actuellement ?

Que ce n’est pas une crise conjoncturelle et que les agriculteurs se réveillent très tard. Ils se réveillent très tard parce qu’ils n’ont pas compris ou ils n’ont pas voulu croire à l’inimaginable, c’est à dire que les instances européennes, mises en branle par les écologistes veulent leur peau tout simplement.

Les écologistes ‘imaginent une agriculture rousseauiste qui ferait le tiers à la moitié en moins de l’agriculture actuelle en Europe et qui produirait des pommes bio et autres plaisanteries. Car ce n’est pas bien sûr une agriculture permettant de nourrir les Européens et encore moins la population du globe. Les États principaux, c’est-à-dire les pays riches entre guillemets, en Europe n’ont pas cru que cela présentait un problème. Eux-mêmes travaillés par l’idéologie écologique, dont je veux dire tout suite qu’elle n’est pas scientifique. C’est une secte. C’est un raisonnement archaïque, rétrograde, réactionnaire et qui d’ailleurs, cela va choquer du monde, plonge ses racines dans l’idéologie nazie. Les nazis aussi étaient pour le retour à la sainte nature primitive avec ses forces, etc.

Du point de vue d’une politique économique qui ne fasse pas de sentiments également, il est tout à fait périlleux de laisser tomber nos exportations agricoles pour ne vendre que des services, des avions en fait à faible marge nette,  et quelques armes. Sans parler du poids politique de la dépendance aux importations ainsi créée.  S’imaginer que puisque ce sont des capitaux des pays développés qui vont contrôler cette agriculture des pays en développement, il n’y a pas de risque politique est assez naïf. Il suffit de regarder la question du pétrole….et l’évolution de la marge de manœuvre et décision des majors pétrolières. On avait admis sans problème que des cultures en serre et les fleurs soient délocalisées vers le sud, mais il est périlleux d’abandonner les cultures principales blé, luzerne, oléo-protéagineux etc. Il peut y avoir une mondialisation agricole heureuse, voir par exemple le périple des melons avant de revenir à Cavaillon, ou la disponibilité permanente de cultures saisonnières, mais elle ne peut fonctionner en déracinant totalement toute agriculture d’Europe.

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Serres florales au Kenya

Alors à quoi sont confrontés les agriculteurs d’Allemagne, de Hollande, de France et dans une moindre mesure dans les autres pays par exemple la Roumanie ou la Pologne ? Ils sont confrontés à un plan européen qui s’appelle du champ à la fourchette, où on explique qu’il faut arrêter les intrants, qu’il faut arrêter les pesticides, qu’il faut arrêter d’avoir des champs de grande taille et mettre des haies en travers partout et moyennant quoi on va réduire la production mais elle sera beaucoup plus jolie, beaucoup plus agréable, etc. Pour une culture de luxe à la rigueur, cela va. Mais malheureusement l’Europe n’est pas faite de uniquement de bobos pouvant se payer les produits d’une agriculture de luxe.

Si on rajoute en prime que les principaux États ont accepté les accords de libre-échange en considérant l’agriculture comme une variable d’ajustement permettant de vendre par exemple des avions ou des missiles avec une marge plus importante que celle des fraises, et qu’on pouvait donc faire des cadeaux de politique étrangère sur le dos des agriculteurs, on s’aperçoit que ceux-ci ont le couteau sous la gorge. Et c’est maintenant donc qu’ils se réveillent. Et on tombe en plus dans une période qui ne va pas permettre de résoudre la crise de façon habituelle. La façon habituelle c’est que quand il y a une crise, on donne quelques sous. On relâche une taxe sur le prix du gazole non routier et puis cela se calme. Le problème c’est qu’après le covid, puis différents cadeaux en tout genre, dans une période où l’Allemagne est en récession et donc où nous sommes nous même sous la menace d’avoir une récession qui nous sera transmise par contamination dans les 6 mois, on ne peut plus se permette le « quoi qu’il en coûte » et les cadeaux correspondants puisque l’inflation a redémarré.

Ça veut dire Jacques Cohen que cette fois donner trois sous ne devrait pas suffire ?

Alors déjà serait difficile à faire. Ça sera difficile à faire et d’autres part cela risque de ne pas suffire parce que cela veut dire qu’il faudrait au bout de quelques mois, j’allais dire continuer à rajouter au pot, pour organiser des aides etc, et transformer les agriculteurs en mendiants, en assistés permanents, ce qui les révulse. Ce qu’ils demandent c’est de pouvoir travailler et de gagner leur vie en travaillant. C’est une revendication qui ne paraît pas extraordinaire et pourtant l’explosion bureaucratique de la politique agricole commune dont ils se sont un peu accommodés tant qu’elle leur était favorable, devient maintenant non pas un carcan mais un garrot qui va les achever et donc qu’il faudrait pour réformer tout cela des réformes majeures de la politique européenne à la fois de la part du Parlement et de la Commission sous une pression des États qui devraient coordonner leur politique là-dessus. C’est une très très forte pression en faveur de l’extrême droite puisque c’est déjà le cas en Hollande. Effectivement l’extrême droite va avoir beau jeu d’expliquer que « ce sont ces conneries de Bruxelles qui tuent les paysans, si c’était nous au pouvoir on n’arrêterait ça tout de suite ». Et Bruxelles sera obligé de reculer, ou du moins de gagner du temps en lâchant des promesses à enterrer après les élections européennes, parce qu’autrement dans quelques jours le Parlement européen serait paralysé à Strasbourg, et ainsi de suite. Et effectivement la situation pour les agriculteurs est très grave. Je vous ai dit ils se sont réveillés très tard parce que personne ne croyait à la gravité de la chose.

On peut prendre un ou deux exemples. Concernant l’élevage, on est frappé par la méconnaissance du secteur par ceux qui écrivent des rapports y compris pour la cour des comptes qui propose de réduire le cheptel d’un tiers. Qui raisonnent production de méthane à réduire avec un raisonnement simpliste qui oublie qu’un veau produit moins de méthane qu’une vache adulte et la spécialisation où nous sommes devenus les principaux naisseurs mais où la croissance terminale des bovins de boucherie se passe ailleurs, en Italie par ex. Et qui refuse de voir qu’il est bien plus facile de récupérer les déchets d’une grande ferme que d’une petite. Ni tenir compte de l’intérêt de laisser les déjections en pâture. Ni des progrès en matière de suppléments alimentaires permettant de réduire notablement cette production de méthane par les vaches..

On importe des produits de pays avec qui on accepte des accords, qui sont produits sans respect des normes qu’on impose à nos agriculteurs, donc ceux-ci sont furieux. D’autre part, on fait des cadeaux, comme des cadeaux politiques aux Ukrainiens, lesquels s’entendent avec les mafieux de tous les pays pour tricher. Le blé ukrainien devait partir à travers la Pologne pour aller dans le vaste monde, il s’est en grande partie évaporé en Pologne. Théoriquement il n’avait pas le droit d’y être vendu mais cela s’est arrangé sous le manteau. Et donc les paysans polonais ont commencé à être furieux en se faisant ruiner par ce genre de truc. On ne remarque pas, pour ne pas trop insister là-dessus, que les paysans polonais ont bloqué pendant 15 jours les convois de matériel militaire de Pologne à l’Ukraine pour marquer le coup qu’il ne s’agissait pas que cette histoire de blé recommence, parce que les Polonais ont été obligés d’interdire le passage du blé qu’ils étaient incapables d’empêcher de s’évaporer. On a le même genre de cirque concernant les poulets, au bénéfice non pas de la population ukrainienne mais d’un oligarque dont la holding est à Chypre et donc une colossale naïveté européenne, si tant est qu’il n’y ait que la naïveté et pas un peu d’arrosage, de ruissellement comme on pourrait dire.

Mais alors Professeur Jacques Cohen, ce qui change cette année dans le mouvement, dans cette révolte, c’est surtout que toutes les forces de l’agriculture se révoltent en même temps finalement. C’est ce qui fait le vrai poids de ces manifestations.

Oui alors on voit d’une part l’union inhabituelle de toutes les forces de l’agriculture dans chaque pays et d’autre part une convergence entre pays qui, s’il n’y a pas de solution rapide, va être très spectaculaire. Parce que les organisations paysannes ont compris qu’il fallait qu’elles agissent ensemble et que la cible c’est d’obliger l’Allemagne, la France et les Pays-Bas par exemple, à faire capituler les structures de Bruxelles et à annuler les plans lancés pour des années tels qu’ils sont sur les rails.

Il y a un enjeu aussi politique, un autre séisme politique qui va se produire, qui concerne les écologistes. Il y a quelques types censés chez eux heureusement. Et puis il y a des idéologues de la décroissance et pour eux il n’y a aucun problème, « y’a besoin de moins en moins d’agriculture puisqu’il faut décroître, être sobre, etc », et de bouffer trois pommes et plus de viande. Et donc il n’y a pas besoin d’autant de paysans, il n’y a qu’à continuer à les laisser liquider, on l’a bien fait pour la sidérurgie, etc. Et cela risque de conduire à un affrontement important. D’autant plus que les populistes ou les partis extrémistes de gauche et de droite, ont maintenant une clientèle ouvrière, ce qu’il reste du milieu ouvrier, et vont y ajouter les paysans. Parce qu’autrefois il y avait un mouvement principal la FNSEA, et puis il y avait des organisations plutôt écolos du genre de Bové et compagnie qui étaient nettement à gauche. Les héritiers de Bové et al sont aujourd’hui ultra minoritaires. Et bien là il y a un deuxième mouvement autonome et il n’est pas du tout à gauche. Il est en train de bouffer la clientèle de gauche, de récupérer ces mouvements contestataires d’une agriculture opposée aux principaux céréaliers qui eux tiennent encore la FNSEA. Donc il va y avoir ce mouvement, cette recomposition politique chez les paysans, et il va y avoir également une recomposition politique chez les écologistes, c’est-à-dire qu’une partie de la gauche va avoir spontanément tendance à vouloir défendre les agriculteurs, mais une autre partie va considérer que ce sont d’odieux productivistes. Et pourtant comment voulez-vous nourrir la population du globe tout en préservant l’environnement si vous n’augmentez pas la productivité, c’est pourtant du B.a.-Ba. Et donc ceux-là, ces réactionnaires, je le répète, écologistes de la secte, de la religion millénariste des derniers jours de la fin du monde, ceux-là vont devenir des adversaires fermes du mouvement, je pense qu’ils vont continuer à les agonir d’insultes dans Libération mais qu’ils n’iront pas sur le terrain. Les agriculteurs disposant généralement d’un bon entraînement physique et de fourches, et donc les excités des bassines, de Sainte-Soline par exemple, ont assez peu de chance d’aller essayer de lever un barrage de paysans eux-mêmes, sinon cela va très mal se passer.

Et bien Jacques Cohen, ce que je vous propose c’est de dire affaire à suivre, on ne sait pas si tout cela va nourrir le globe, mais ça va au moins nourrir le débat en vue des élections européenne du mois de juin. A bientôt Professeur.

A bientôt.

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