Missiles américains sur la Russie : Vrais et faux enjeux.

Jacques HM Cohen 31 mai 2014

Sur les ondes de RCF: LIEN

La chronique d’actualité avec le Professeur Jacques Cohen avec nous par téléphone, Professeur bonjour.

Bonjour.

Et on va parler aujourd’hui du conflit Ukraine-Russie, auquel se mêlent évidemment les Américains avec des missiles américains qui atterrissent sur la Russie. Jacques Cohen, c’est quoi cette histoire ?

Qui vont atterrir. Des missiles américains qui vont atterrir sur le territoire de la fédération de Russie. Dans la déclaration de Biden c’est finalement uniquement sur la région de Belgorod, c’est-à-dire dans le cadre des combats contre l’attaque russe au nord-est de Kharkov, mais on va voir que malheureusement la chose peut très très facilement déraper, car les Ukrainiens ne comptent nullement se limiter à cela.

Quel est le problème ? Les Ukrainiens disposent de quelques missiles de fabrication maison et de beaucoup de drones avec lesquels ils n’ont pas hésité à attaquer jusqu’à Moscou et plus loin. C’était contraire à l’avis américain, qui du point de vue stratégique considérait qu’il ne fallait pas attaquer en territoire de la fédération de Russie. On va voir pourquoi cette attitude me paraissait tout à fait justifiée et pourquoi il y a des changements maintenant. Ne pas attaquer sur le territoire de la fédération de Russie revient à une stratégie qui est d’aider l’Ukraine à se défendre et d’empêcher l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie, tout en évitant que le conflit change de conflit régional à guerre mondiale. Il faut voir les buts de guerre, si les buts de guerre c’est d’empêcher la Russie d’envahir l’Ukraine, il n’est pas indispensable d’aller jusqu’à une guerre mondiale et de devoir envahir la Russie, défiler sur la Place Rouge à un coût qui sera considérable, non seulement en coût de guerre et en coût de destruction à l’Ouest parce que les Russes ne resteront pas les bras ballants, mais surtout en coût géopolitique. Parce que faire exploser la fédération de Russie, ça veut dire qu’il n’y ait plus de puissance régionale. C’est une tactique dont on a vu le résultat catastrophique de la destruction de puissances régionales avec la destruction de l’Irak, et la contagion sur la Syrie, et la situation actuelle donc du Moyen-Orient. S’il n’y a plus de puissance régionale, les conflits vont exploser immédiatement entre pays du Caucase d’une part par exemple, dans l’Asie centrale également où les frontières et les peuples sont hélas prêts à être mis en cause et à vouloir s’exterminer les uns et les autres, dans les Balkans bien sûr également. Et d’ailleurs au passage, l’Ukraine devenant à ce moment-là expansionniste par rapport au Caucase du Nord et au Kouban ou par rapport à la Biélorussie et/ou à la Pologne, on peut prédire des explosions calamiteuses pour lesquelles les États-Unis ne voulaient pas jusqu’à présent, ou ne veulent pas être les gendarmes du monde. Depuis la doctrine finalement Obama qui est de limiter la défense de leurs intérêts à des concessionnaires locaux d’une part, et à du no-touch par voie aérienne d’autre part.

Le raisonnement des Ukrainiens est exactement le contraire. Leur raisonnement est que tous les soutiens occidentaux peuvent effectivement être efficaces, mais au prix de la guerre jusqu’au dernier soldat ukrainien et que l’équilibre entre les deux pays est extraordinairement défavorable à l’Ukraine vis-à-vis de la Russie qui est quatre fois plus grosses. Sans parler de la taille du territoire, et que donc que leur chance c’est d’obtenir une généralisation du conflit. Donc ils ont essayé à plusieurs reprises et les Américains ont été un peu surpris au début parce qu’ils n’avaient pas l’habitude que leur protégé n’obéisse pas. Mais ils ont dû constater, et ils ont finalement fait une petite grève larvée dans les livraisons militaires pour faire comprendre aux Ukrainiens qu’ils pourraient avoir des misères s’ils n’étaient pas plus attentifs. Mais les États-Unis sont en campagne électorale, et une position beaucoup plus ferme par rapport à la direction ukrainienne n’a pas pu être prise.

D’autre part, il n’y a pas que la campagne électorale, il y a aux États-Unis deux lignes, ce qui est très rare, qui divisent les ministères. Blinken est partisan d’une escalade en pensant qu’elle pourra être mesurée. Le Pentagone y a été hostile depuis le début. Et la communauté du renseignement, qui finalement est la 3ème force politique aux États-Unis, parce qu’il n’y a pas que la CIA il y a 17 agences au total, cette communauté est divisée, ce qui est très rare. Elle est divisée avec un courant la CIA ou du moins une branche de la CIA d’une part qui considère qu’on peut en profiter pour se débarrasser de l’influence russe et que de toute façon la guerre contre le bloc Russie-Chine elle va finir par arriver, donc autant prendre des gages avant de faire cette guerre. Et puis, il y a l’autre ligne dont je vous ai parlé qui est que du point de vue géopolitique, attaquer en Russie cela empêche l’autre solution qui est de miser sur la désagrégation de la société politique russe pour se débarrasser de Poutine au vu du coût matériel et surtout humain de la guerre. L’affaire Prigogine a quand même montré que cette ligne n’était pas stupide parce qu’on n’est pas passé loin de son résultat. Depuis, il y a eu les attaques en Russie et le résultat est exactement ce qu’avaient prédit les adversaires de ces choses là.

C’est-à-dire que les Russes considèrent que même si Poutine a fait du point de vue de beaucoup de Russes, même la majorité des Russes, une énorme connerie, les autres, c’est-à-dire les États-Unis et les occidentaux, en profitent et qu’il faut maintenant défendre la patrie malgré la façon dont les choses ont été mal engagées. Donc ce qu’on appelle le réflexe autour du drapeau. En ce sens, exclure les Russes de la commémoration du débarquement du 6 Juin 1944 est tout à fait contre productif.

Donc pourquoi Biden finit par lâcher que les ukrainiens pourront se servir des armes américaines sur le territoire de la fédération de Russie, de façon limitée, c’est-à-dire sur la zone du front ? Car c’est déjà un petit peu illogique de dire qu’on va s’en servir sur la zone du front, en indiquant qu’on va le faire avec des armes à longue portée, qui peuvent aller à plusieurs centaines de kilomètres, c’est déjà un peu bizarre. Je crois que l’état de santé de Biden, l’empêche d’arbitrer entre les deux attitudes qui divisent son administration

Alors que se passe-t-il en Europe ? Là on est extrêmement surpris, du moins je suis extrêmement surpris de la facilité avec laquelle se répand l’option de la guerre mondiale. Les Baltes et les Ukrainiens défendent ce genre de choses depuis longtemps. Les Polonais sont beaucoup plus réservés, ils voient certes qu’ils pourront tirer les marrons du feu en récupérant ce qui était polonais avant 1945, plus ou moins directement ou ensuite dans les guerres locales, c’est-à-dire la Biélorussie et la Galicie. Mais jusqu’à présent en Occident, plus loin c’est-à-dire en Allemagne, en France, etc, et en Suède ou dans les pays scandinaves, les gens n’étaient pas partisans de cette tactique. Or là, appuyés sur de Jens Stoltenberg, le type qui dirige l’OTAN, on voit toute une campagne pour que les Ukrainiens puissent tirer sur les centres névralgiques russes en termes non seulement militaires mais industriels, ce qui veut dire en clair que les choses déraperont très vite. Car en effet, comme vous le savez, il n’y a pas de guerre propre. Si t’ant est que les gens essayent d’éviter de taper sur les civils, il finit toujours par en avoir qui sont tués et de ce point de vue-là le début, c’est-à-dire des attaques en Russie par exemple sur Belgorod, montrent que la situation des Ukrainiens et des Russes est à peu près équivalente.

Immeuble « Kroutchevien » typique éventré par un missile. Cette fois à Belgorod en fédération de Russie

Il y a des images d’immeubles de l’époque  Kroutchevienne à Belgorod éventrés par des missiles, de la même façon qu’il y en a plein et hélas beaucoup plus d’ailleurs en Ukraine éventrés par des missiles russes. Il faut aussi rappeler que si tant est que les deux belligérants s’efforcent d’épargner les civils. Ils le redisent tous les deux, mais des Ukrainiens par exemple tirent sur la ville de Donetsk par intermittence depuis 2014. Donc là-dessus je suis assez pessimiste. Les Ukrainiens ont l’habitude de désobéir avec une tactique très russe d’ailleurs en engrangeant ce qu’ils ont obtenu et en passant un pas plus loin. Donc on peut prédire qu’il y aura des casses importantes à partir des missiles qui seront tirés et que d’ailleurs l’annonce, l’illusion des occidentaux, qu’en fait les missiles sont mis en jeu par des techniciens occidentaux et qu’ils iront là où on veut, ne durera pas bien longtemps. De la même façon, le Président Macron a dit qu’on n’hésitera pas à mettre des troupes au sol. Et bien c’est déjà fait sous forme de conseillers pour gérer les armes sophistiquées. Si l’on va vers des contingents plus importants, ce sera une escalade non pas tellement d’efficacité militaire, mais politique. De telle sorte qu’on peut prédire des campagnes russes en Occident, campagnes graduées, cela ne sera pas tout de suite des missiles sur Bourges pour détruire la fabrique des Césars, mais des campagnes graduées. Et la prochaine fois, puisque que nous n’avons pas le temps aujourd’hui, j’expliquerais pourquoi c’est un faux dilemme que de dire qu’il faut pas renouveler Munich et capituler par peur de la guerre, alors que nous avons tout à fait les moyens de gagner cette guerre sans qu’elle devienne une guerre mondiale, à condition de ne pas suivre les va-t-en-guerre fraîche et joyeuse qu’on entend maintenant absolument partout.

Merci, Jacques Cohen, de nous avoir éclairés sur cette escalade du conflit Ukraine-Russie, et à très bientôt.

A très bientôt.

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