Chronique du vendredi 8 juin 2018
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Bonjour Jacques Cohen !
Bonjour.
Ce soir votre sujet, Jacques Cohen, ce sont les livreurs de gamelles de Bombay, comme vous l’avez dit il y a quelques instants en introduction. Quelle est la situation aujourd’hui ?
Il s’agit de la livraison de plus de 250 000 gamelles, chaque jour, en 3 heures, avec un taux d’erreur qui est très inférieur à la logistique non seulement de la SNCF, mais de tous les grands livreurs modernes. C’est très intéressant comme exemple parce que c’est un exemple de système décentralisé qui n’utilise aucun ordinateur, qui n’utilise même pas des gamelles totalement normalisées du même modèle, plusieurs modèles sont admis, et qui fonctionne avec des étiquettes extrêmement simples parce que le personnel est analphabète.

Un livreaur Dabbawalah ( Wikipédia ) à Bombay
Comment cela peut marcher ? Eh bien, il y a une caste ou une corporation qui permet que chaque matin, les gens partent au travail très tôt, mais ne partent pas avec leur gamelle. Ils peuvent quand même manger ce que leur épouse prépare à la maison, parce qu’elle le prépare plus tard. Ils partent travailler pour 6 heures du matin, et à 9 heures du matin, leur déjeuner est préparé à la maison et le livreur passe récupérer la gamelle et l’amène à un nœud de concentration, mais qui ne sera pas un grand entrepôt central, c’est un nœud qui correspond au quartier de départ et qui va ensuite, par les étiquettes, permettre d’arriver sur des nœuds de destination sans aucun entrepôt central. Avec, je le répète, un personnel analphabète, sans ordinateur, sans superviseurs, contre-superviseur, fiche de reçu, contre-reçu, totalisation du nombre de boites du jour pour un porteur, protocole ceci et cela…
Cela crée des complications un personnel analphabète comme ça ? Il n’y a pas de moyen de contrôle ?
Oui et non, pas du tout. Parce que d’abord c’est un système de franchise, les gens payent pour rentrer dans le système et ils ont droit à 2 erreurs. A la troisième on est viré. Donc cela permet quand même de sélectionner, que les gens soient analphabètes ou pas, s’ils suivent ce qui est prévu.
Une vidéo:
Il y a un certain professionnalisme derrière.
Absolument, c’est un des points importants. De même que c’est le chemin de fer qui est utilisé, les gamelles sont amenées à un endroit précis du quai où en moins de 30 secondes tout est fourré dans le wagon ou descendu du wagon, puisque les trains ne s’arrêtent pas pour ça, ce sont des trains normaux. Les symboles d’identification sont très simples, en lettres et chiffres. Et donc les gens analphabètes peuvent retenir ceux qui correspondent à leur quartier. Il n’y a qu’un seul superviseur par nœud de distribution, il n’y a pas de fiche multiple, de bureaucratie considérable, et le système aboutit à une efficacité extraordinaire, il y a moins d’une erreur par million ou par 10 millions.
Comment on en arrive à de tels chiffres ? Comment on peut expliquer justement que le taux d’erreur est si faible ? C’est presque invraisemblable !
Parce que le personnel est motivé, comme je vous ai dit. L’organisation est simple, il ne comporte pas d’empilement de niveaux hiérarchiques et c’est la décentralisation qui fait que chaque nœud de concentration reste, si j’allais dire, à échelle humaine, qui fait que le système marche bien.
Alors pourquoi j’ai choisi de parler de ce système ? Parce que nous constatons dans le milieu hospitalier un système exactement inverse, c’est-à-dire une centralisation de plus en plus considérable, une bureaucratie des échelons intermédiaires, une rigidité qui fait que si l’on a oublié de câbler une pièce il faudra probablement au moins 2 à 3 ans pour que l’on admette que le truc n’a pas été bien fait, qu’il y ait une contestation auprès de l’entreprise concernée puis une procédure au tribunal administratif, etc. Alors que dans un système décentralisé les gens du coin iraient chercher un câble et dans les 8 jours, on aurait réglé cette question.
Est-ce que vous nous dites ça parce que vous pensez que le modèle précédent, est applicable au système hospitalier ?
Exactement, à Bombay, il n’y a pas de grand entrepôt central des gamelles à trier. Et je ne suis pas tout à fait le seul à le penser puisque l’assurance maladie s’est, j’allais dire réveillée. Mais ce n’est peut-être pas tout à fait faux de le dire, pour rappeler que les systèmes d’urgence aboutissent à un désastre actuellement. On fait de grands systèmes centraux et de grands entonnoirs qui forcément ont un petit tuyau, qui se bouche. Et les bouchons se traduisent en morts. Plus tous les désagréments des gens qui traînent obligatoirement des heures et des heures avant d’être vus et ainsi de suite.
La logique justement décentralisée, c’est de diviser les urgences vitales, les urgences à 1 heure, qui peuvent être soit généralistes soit par filière, par exemple la filière des pathologies cérébrales, la filière des pathologies cardiaques, de l’ensemble de la pathologie courante qui elle peut être vue en petits hôpitaux, en dispensaires, avec des équipes qui sont à la fois hospitalières et de ville. Il s’agit d’intégrer directement les équipes de ville et de traiter l’essentiel de la pathologie de cette façon. Qui plus est, ceci permet de ne pas traiter seulement la pathologie, mais de la prévenir, c’est-à-dire de commencer à voir les gens assez vite et de ne pas attendre que l’on soit en situation de catastrophe, en urgence vitale, pour que les gens soient traités. De même, quand on voit les services hospitaliers ou les services de longs séjours, de moyen séjour et les EHPAD qui ont comme consigne maintenant que tout malade doit être transféré à travers le grand entonnoir des urgences. On peut revenir à des choses beaucoup plus raisonnables avec des ententes directes entre services pour admettre les gens dans les services sans passer par le grand entonnoir ce qui permet aussi de les voir et de s’en occuper plus vite, et d’éviter, comme toujours, que les choses deviennent catastrophiques parce qu’on les a laissées traîner.
Dans quelle mesure ce système pourrait être applicable ?
Applicable, tout à fait, à condition d’y mettre les moyens. Parce qu’il ne s’agit pas de rajouter un système sur un système existant. C’est qu’il faut redistribuer des moyens par définition, et en plus, il est très difficile d’inverser, si je puis dire, la vapeur. Après avoir seriné pendant 30 ou 40 ans que les petites structures ne pouvaient pas vivre et qu’elles n’étaient pas adaptées et que l’on faisait beaucoup mieux par des systèmes centraux, on a donc fermé des tas d’hôpitaux. Ou même quand on a gardé les hôpitaux, il ne reste plus que des services de long séjour, parfois de moyen séjour, mais surtout de long séjour. Il faut renverser complètement la vapeur pour créer des centres d’accueil, que l’on peut appeler dispensaires ou hôpitaux, que l’on appelle services d’urgences légères ou services de proximité. Tout cela, c’est exactement l’inverse de ce qui a été fait pendant plusieurs dizaines d’années. Donc, il est très difficile de refaire ce que l’on a défait, c’est toujours psychologiquement difficile. Et plus que psychologiquement, c’est financièrement extrêmement difficile.
On aurait l’impression de pédaler à contre-courant.
Je ne sais pas, Jacques Cohen, si c’est l’endroit où vous vouliez nous emmener ce soir, la conclusion que vous vouliez faire, en tout cas, il vous reste quelques instants si vous voulez compléter votre propos.
Eh bien, pour dire qu’effectivement le retour vers de petites structures où « Small is not only beautiful but powerful » est certainement une solution qui peut permettre la décentralisation et l’autonomie des acteurs de santé pour un meilleur service de la population.
Merci, Jacques Cohen, d’avoir été avec nous ce soir, notre chroniqueur du vendredi comme tous les vendredis soirs.
À très bientôt, Jacques Cohen !
À bientôt !