Chronique du 20 novembre 2020
sur les ondes de RCF:@lien en attente
On retrouve avec nous par téléphone pour cette chronique d’actualité, le Professeur Jacques Cohen. Jacques bonjour !
Bonjour.
Et aujourd’hui dans l’actualité on ne va pas évoquer le Covid-19, parce qu’il y aura certainement des choses à dire dans les prochaines semaines. Mais on va retourner du côté du Caucase, où l’on avait évoqué, il y a quelques semaines, un conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, et cette guerre est finie JC.
Et bien oui, la guerre est finie par la victoire des gens de Bakou, de l’Azerbaïdjan et cette guerre est passée assez inaperçue dans le contexte mondial de focalisation sur la Covid. Pourtant, elle est riche d’enseignement au point de vue stratégique et au point de vue militaire également.
Tout d’abord, il faut rappeler qu’il n’y a pas un camp d’anges et un camp de démons dans cette affaire, chaque partie a des intérêts et des logiques différentes, ce qui fait qu’ils ont tous les deux raison et tous les deux un peu tort, et que l’on est parti dans une spirale infernale et à répétition de conflits depuis plus d’un siècle. Et du moins on peut espérer qu’un jour ou l’autre – de même que la situation de conflit perpétuel entre la France et l’Allemagne a fini par être résolue – la même chose arrive dans la région, mais on en est encore loin.

La carte régionale. Avant la récente reconquête azerbaidjanaise
On en est encore loin, parce qu’on est à nouveau sur une victoire à l’envers de celle de 1992. En 1992 les Arméniens ont battu à plat de couture les Azerbaidjanais et cette fois-ci c’est le contraire. Alors pourquoi il a fallu attendre 30 ans, alors qu’il y a beaucoup plus d’habitants en Azerbaïdjan, que le pays est beaucoup plus riche parce qu’il y a du pétrole. Et bien, pendant longtemps la situation a été gelée par le fait que l’Arménie avait un protecteur qui était la Russie. Cette protection par la Russie, elle a fondu d’un coup quand les Arméniens ont fait la grosse bêtise d’élire un président voulant prendre ses distances avec la Russie et se rapprocher des États-Unis, auquel cas POUTINE a dit qu’il maintiendrait la défense du territoire de la République d’Arménie comme assurée par les traités passés, mais que la question du Nagorny Karabakh était en dehors, puisque c’est un territoire qui était en Azerbaïdjan. Et que si j’ose dire, s’il se passait quelque chose là-bas, que le meilleur gagne. Et c’est ce qu’il s’est passé, c’est-à-dire que POUTINE a laissé filer, et a laissé les gens de Bakou gagner la guerre sans appuyer sur le plateau de la balance pour rééquilibrer les forces des Arméniens. Ça c’est quand même une situation que, je crois, les Arméniens n’attendaient pas, et à grand tort parce qu’ils en avaient été prévenus.
JC, à quoi faut-il s’attendre désormais.
Alors la paix, ou du moins la fin de la guerre et l’armistice se passent avec un tel déséquilibre que les Arméniens ne peuvent pas imaginer reprendre le combat rapidement. Cela est important, parce que cela exclut une tactique de guérilla et d’incertitude, etc. Et finalement on est aussi dans une situation d’épuration ethnique, de déplacement de population. On a déjà le retour à l’Azerbaïdjan de tous les districts envahit en 1992 qui étaient autour du Nagorny Karabakh. Et la population de ces districts s’enfuit. La population arménienne s’enfuit, elle n’est pas très nombreuse parce que ces districts, pour la plupart d’entre eux, sauf peut-être le district nord-ouest, étaient des régions dévastées par la guerre précédente, également par la sécheresse, l’évolution climatique, avec des zones non seulement pauvres, mais désertes. On a, d’après des photos satellites, des villages ou des villes entières abandonnées, complètement en ruine, donc là il n’y a pas grand monde à évacuer. Dans le Nord-Ouest, c’est un peu différent, il y a des gens qui partent, qui d’ailleurs font brûler leurs maisons pour ne rien laisser aux autres, et puis il y a le Nagorny Karabakh lui-même. Alors, il y a quelques petites zones où il y a des doutes parce que ce n’était pas dans la frontière historique, mais cela avait été conquis, etc. Je ne crois pas que les gens de Bakou soient très disposés à faire des cadeaux et le retour aux frontières historiques du NK, du Nagorny Karabakh, paraît déjà une chose quasi automatique, l’abandon des conquêtes extérieures étant dans l’accord de cesser le feu.
JC, tout cela va peut-être provoquer de nouveaux enjeux stratégiques internationaux ?
Oui, déjà sur le statut, les gens de Bakou rappellent que le Nagorny Karabakh était une région autonome à l’intérieur de l’Azerbaïdjan. Le niveau d’autonomie dépend aussi du rapport de force. Là, il y a une grosse différence, c’est que les Arméniens du Nagorny Karabakh historique rentrent à la maison, c’est-à-dire qu’ils reviennent dedans en ayant un peu le raisonnement, probablement erroné, que cela reste à eux et qu’ils y feront ce qu’ils voudront. Malheureusement pour eux, on va voir aussi revenir les expulsés Azerbaidjanais de la fois précédente et cela peut conduire à des frictions. Alors il y a des forces russes. Les Russes ont mis en place des checkpoint et des troupes, qui ne sont pas des troupes du maintien de l’ordre, mais qui sont des troupes de surveillance et avec un équipement qui empêche que quiconque s’en prenne à eux. D’emblée, on n’est pas dans la situation de trois Casques bleus, etc. On a vu passer une station de brouillage capable d’annihiler la guerre des drones, qui est une des inventions récentes de cette campagne, et ça c’est déjà une indication que les Russes prennent leur rôle très au sérieux. Savoir quelle sera la partie du Nagorny Karabakh qui va rester, de fait, arménienne ou pas, ce n’est pas encore décidé, le niveau d’autonomie ce n’est pas décidé non plus. Ce que les gens de Bakou ont annoncé tout de suite, c’est le développement de deux routes, c’est-à-dire de deux axes de communication : un vers l’Est et un vers le sud qui n’existaient pas ou qui n’existaient plus, de façon à désenclaver le Nagorny Karabakh. Mais il y a une autre histoire de route qui est très importante, c’est qu’il existe une autre enclave réciproque, le Nakhitchevan qui est une enclave azerbaïdjanaise derrière l’Arménie, au contact d’ailleurs de la Turquie. Et elle n’est reliée à l’Azerbaïdjan, pour l’instant, que par une route et un corridor qui est sous souveraineté arménienne. La question, c’est que le corridor de Baghri, ce corridor-là passe sous souveraineté azerbaïdjanaise, de même que les Arméniens garderaient l’autorité sur le corridor de Latchin qui relie l’Arménie au Nagorny Karabakh. Et cela a une conséquence majeure, malgré les apparences, parce que cela permet à la Turquie si on fait dans ce corridor une autoroute, d’avoir un accès jusqu’à la Caspienne, c’est-à-dire d’être en continuité avec l’Azerbaïdjan, ce qui pour l’instant, n’était pas le cas. La Turquie n’avait pas d’accès vers l’ensemble du Caucase. Même si ce n’est pas sur leur territoire, c’est un changement d’équilibre assez important et peut-être une conséquence majeure si ce corridor change bien d’autorité. Donc on voit tout de suite qu’il y a un énorme gain pour la Turquie dans cette affaire, qui explique que la Turquie ait largement armé l’Azerbaïdjan, lui vendant des tas de drones, et probablement en aidant aussi un certain nombre de djihadistes réfugiés sur son territoire à faire la piétaille pendant cette guerre. Piétaille qui a beaucoup souffert. Il y a eu beaucoup de morts, et probablement pas mal dans ces troupes-là.
On peut noter la situation étrange de l’Iran. Il ne fait pas raisonner ce conflit comme religieux ente musulmans et chrétiens. D’ailleurs les chiites iraniens et les sunnites turcs s’entendent à peu près autant que les catholiques et les protestants à l’époque des guerres de religions. De plus l’Azerbaidjan est tout à fait laic, en fait un vestige post-soviètique de ce point de vue. L’Iran qu’on croyait alliée ferme de l’Arménie, à juste protesté pour quelques obus égarés chez elle et laissé passer sous son nez, à ras de sa frontière l’essentiel de la logistique de l’offensive de l’Azerbaidjan par le sud du Nagorny Karabakh. On ne sait pas encore pourquoi, mais c’est à mon avis, une grosse erreur de l’Iran, d’avoir ainsi laissé la Turquie prendre un gain stratégique. Certes la future autoroute ne peut passer par endroit qu’à 500m de la frontière iranienne et donc pourra être aisément coupée si les choses s’enveniment ailleurs entre Turquie et Iran. Mais en matière géopolitique, un « tiens » vaut mieux que deux « je pourrais au cas où… »
Donc, la Russie récupère une démonstration, elle aussi, qui est que s’éloigner d’elle dans la région est assez « casse-gueule », si je puis dire vulgairement, c’est-à-dire que cela rend les pays à la portée des bellicistes des voisins, ce qui est arrivé aux Arméniens. Tandis que les États-Unis surtout, et accessoirement la France et les Européens sont très marginalisés puisqu’ils étaient le groupe de maintien de la paix qui n’a pas eu droit au chapitre quand il y a fallu se décider à faire cette paix.
Merci JC.
Après, comme dernier mot, il y a à « gagner la paix ». Les deux parties ont toutes les solutions pour la perdre, mais il n’en est qu’une seule pour la gagner, c’est d’arrêter justement de se faire la guerre, de considérer que la guerre est finie et que le développement économique pourrait être profitable aux deux.
Nous verrons aussi une autre fois, les leçons militaires du conflit, qui sont importantes pour tous, car chaque révolution technologique change l’art de la guerre. Et la guerre des drones à bas prix, voire à usage unique, en est une.
Merci JC de nous avoir éclairés sur le conflit au Caucase, à très bientôt, Jacques.