Grèves et situation économique : les 3 lièvres irrattrapables…

Jacques Cohen 14 10 2022 

Sur les ondes de RCF: LIEN

Avec nous par téléphone pour sa chronique d’actualité, on retrouve le Professeur Jacques COHEN. Jacques, bonjour !

Bonjour !

Jacques, aujourd’hui, vous voulez nous parler de ce qu’il se passe actuellement chez Total Énergie et Esso Exxon Mobil. Si l’on fait une photographie actuellement des négociations, c’est assez étonnant parce que lorsque l’on voit des négociateurs syndicaux qui rejettent une augmentation de 6 % des salaires, cela peut paraître surprenant.

Cela peut paraître surprenant quand on a pris l’habitude que l’inflation soit nulle ou de l’ordre de 2 %. Quand l’inflation est annoncée à plus de 6 % et qu’en plus elle est différenciée selon les revenus, parce que l’inflation est actuellement constituée d’une très forte hausse des prix alimentaires et des carburants, c’est-à-dire ce qu’utilise tout le monde, y compris les pauvres – pardon, je sais qu’il ne faut plus dire les pauvres, mais les gens en situation de sobriété subie, mais c’est quand même eux payent – pour eux, l’inflation va se situer largement autour de 10-12 %.

Donc une réévaluation à 6 % dans des sociétés qui ont fait de gros bénéfices, bien évidemment, cela passe très difficilement. En plus, on a cette caractéristique que cela tombe sur des sociétés où les travailleurs ont des moyens de pression, c’est-à-dire qu’ils peuvent paralyser la vie économique, comme on le constate, et que donc le pouvoir est obligé d’en tenir compte. D’autre part, autre élément, l’opinion publique les soutient massivement parce que ceux qui ne peuvent pas se permettre de faire grève considèrent qu’ils font grève par procuration et que ces catégories qui sont souvent dénoncées pour leur position de blocage travaillent, si j’ose dire, cette fois-ci dans l’intérêt commun. Donc, le pouvoir politique est confronté à une situation délicate.

lièvre

Un lièvre court vite. Trois lièvres ne courent pas plus vite. Mais dans 3 directions différentes….

En plus, il ne l’a pas vu venir parce que ce qu’il se passe dans les campagnes ne l’a jamais beaucoup intéressé. Il est essentiellement composé de gens qui n’y mettent jamais les pieds, sauf en résidence secondaire, lesquels n’ont même pas compris ce qu’il se passait. Donc on arrive à une situation de blocage qui va se débloquer probablement en essayant que personne ne perde la face et que les augmentations soient beaucoup plus importantes, mais sous forme de primes, ce qui permet de ne pas trop payer de charges sociales dessus, et de dire que l’on n’a pas augmenté tant que ça pour qu’il n’y ait pas trop effet d’imitation. Mais enfin, on est parti dans quelque chose de difficile.

Ce qu’il faut comprendre comme généralisation c’est d’abord de rappeler que cette période qui s’ouvre – et de façon à mon avis durable – on l’a déjà connue. Et de façon intéressante, c’était aussi à partir d’une histoire de pétrole dans les années 70. Il faut bien se rappeler que l’on a eu, dans les années 70, une crise du pétrole, une inflation très importante qui était, si je me rappelle bien, de l’ordre de 14 % pour les taux d’intérêt à un an, ce qui conduit à des raisonnements et des états d’esprit très, très différents de ce que l’on a actuellement.

D’abord, quand une inflation est aussi importante, le temps devient de l’argent. Par exemple, les mesures, j’allais dire de petites ficelles budgétaires, de décalages non rétroactif des réévaluations des pensions ou des choses comme cela qui ont été d’abord d’un mois, puis deux mois, qui maintenant sont arrivées à octobre c’est-à-dire quasiment à 10 mois, ces mesures qui ont étranglé peu à peu le pouvoir d’achat des retraités, par exemple, deviennent insupportables quand il s’agit de perdre d’emblée les 3/4 de l’inflation de l’année. En plus, dans les années 70, nous avons été confrontés à cela après une période de vaches grasses, les gens n’ont pas été gavés, mais ils avaient pu vivre comme il faut. Or, là, on succède à une période où l’on a étranglé doucement, discrètement, progressivement, le pouvoir d’achat. Vous vous rappelez bien que les fonctionnaires par exemple ont un gel d’indice depuis je ne sais combien d’années, que les retraités ont déjà perdu pas mal de pouvoir d’achat, plus de 20 % en 15 ans. Donc si l’on doit avoir une inflation qui conduit à des réductions de revenus douloureuses et aiguës, alors que l’on succède à une période de réduction douce que les gens ont encaissé en serrant les dents – plus ou moins, puisque l’on a quand même eu les gilets jaunes comme témoins que c’était quand même difficile – cela va avoir du mal à passer.

Alors, vous allez me dire « très bien, donc il faut payer ». Seulement, il faut payer avec quoi ? Parce que nous avons sabordé tout un tas de choses, soit au nom de l’écologie, soit par bêtise, ou les deux. En particulier notre potentiel d’ingénierie nucléaire, notre industrie des moteurs, notre agro-alimentaire qui est devenu déficitaire etc. En effet, contrairement à ce que certains imaginent, la richesse, ce n’est pas seulement le PIB. Quand le PIB est fait des salaires des gens qui, j’allais dire vulgairement « torchent les vieux », ce n’est pas cela qui produit de la valeur. Cela, c’est de la dépense, mais avant, il faut que les secteurs productifs produisent des choses et il ne nous en reste pas des masses. Donc là on est dans une situation très délicate.

En plus, on a 2 objectifs supplémentaires en même temps, ce qui revient à courir après 3 lièvres, ce qui me paraît très, très ambitieux et à peu près impossible.

En plus de l’objectif du pouvoir d’achat et de la consommation, on a un objectif dit de transition écologique et un objectif de guerre économique à la Russie. Gérer l’inflation, faire la guerre économique à la Russie et la transition écologique, c’est complètement invraisemblable d’arriver à faire les 3 à la fois.

Et les mesures sont d’ailleurs totalement incohérentes. On ne peut pas dire que l’on va faire disparaître la moitié du parc automobile avec les zones présumées de faibles émissions, et le passage à l’électrique aux frais des gens qui sont justement les plus en sobriété subie, alors qu’il n’y a pas d’alternative. On arrive d’ailleurs à des choses totalement ahurissantes et sidérantes puisque l’on en est à essayer de racler le moindre watt ou kW en disant que les box internet vont se mettre en veille toute seule, etc. Donc en éteignant toutes les veilles, admettons qu’on gagne 20-30 watts sur la nuit tout en disant aux gens « achetez une bagnole électrique, vous la rechargez la nuit » ce qui fera de 35 à 70 kW dans la même période, c’est quand même assez ubuesque au point de vue raisonnement. De même pour la transition écologique et la pollution, le recours massif au gaz liquéfié – dont il faut rappeler que l’énergie pour le liquéfier et le déliquéfier, c’est quand même 15 % de l’énergie de ce gaz – le retour au charbon en Allemagne parce qu’il n’y a pas assez de centrales nucléaires, ainsi de suite. Tout cela est totalement aberrant. Et on ne va pas pouvoir continuer à la fois à réciter le credo écologique et le credo du soutien indéfectible à l’Ukraine, via non pas quelques canons qu’il est sans doute facile à envoyer, mais via une guerre économique à la Russie que l’Europe va quand même payer lourdement. Donc tout ça est assez inquiétant, car on est dans une situation où les choix ne sont pas faits et où les ambitions sont, par définition et dès le départ, intenables.

Merci JC pour cet exposé. J’ai quelques questions par rapport à l’ensemble des éléments que vous venez de nous présenter. Pour en revenir à notre sujet, à l’origine, sur cette négociation entre les syndicats et les groupes de Total Énergie, Esso et Exxon Mobil, comment on explique une différence des accords avec les différents syndicats ? Par exemple, on sait que dans la soirée de jeudi soir, certains syndicats ont commencé à trouver des accords, que la CGT, elle, a quitté la table. Comment on explique que différentes parties comme ça ne se mettent pas d’accord sur les mêmes termes ?

Quand vous jouez au bridge, au poker ou même à d’autres jeux de cartes, tout le monde ne joue pas de la même façon. Certains prennent plus de risques, d’autres moins. Il est donc naturel que les syndicats n’aient pas une position totalement unie. D’autre part, du point de vue de la direction de Total, il y a eu un jeu assez astucieux de division qui est qu’à partir du moment où celui qui était le plus dur quittait la salle, si l’autre ne suivait pas instantanément, il était très tentant de lui donner un truc en plus de façon à voir si avec ça, on n’obtiendrait pas quelque chose, et on ne diviserait pas le front syndical. Ce n’est pas mal joué. Mais là, en l’espèce, si je me rappelle bien, c’est à 6,5 % pour tout le monde que la CGT a quitté la salle et la CFDT a obtenu 7 %, ce qui me paraît être une faible différence, mais assortie d’une prime de 3 à 6000 € par personne. C’est vrai que Total a mis un peu d’argent sur la table pour obtenir un accord. D’un autre côté, la CFDT pouvait jouer sur du velours parce qu’elle sait qu’elle n’est pas capable à elle toute seule de conduire la reprise du travail. Donc il peut aussi y avoir un petit jeu de « Bad Cop », « Good Cop », c’est-à-dire que l’un des syndicats fait le gentil et l’autre pas, et au tour suivant, on arrive à quelque chose qui soit un accord acceptable.

Autre point que je voulais éclaircir avec vous, JC, avant de refermer cette chronique aujourd’hui, qui concerne l’énergie, le carburant et la grève dans les raffineries, vous avez parlé d’opinions publiques qui soutiennent ces manifestations, ce qui est assez étonnant parce que l’on a entendu beaucoup de choses autour de ce que gagnent les gens dans les raffineries. On pourrait être sur un salaire qui est largement supérieur au salaire moyen français, bien en dessous de 2 000 €. Les ouvriers dans les raffineries à priori gagnent plus, donc même s’ils subissent l’inflation comme tout le monde, c’est assez étonnant de voir l’opinion publique qui soutient des gens qui gagnent relativement bien leur vie par rapport au reste de la population.

C’est un paradoxe apparent, mais c’est assez classique parce qu’ils ne la gagnent pas si bien que cela, et la pénibilité du travail, quand vous faites 600 kilomètres par jour au volant d’un camion-citerne, personne ne la discute non plus. D’abord, ils ne gagnent pas 5000, c’est le patronat, comme d’habitude, qui présente toutes charges comprises, et comme vous le savez, cela veut dire du point de vue du salarié que ce qu’il touche, c’est entre 2500 et 3000 €. Et en choisissant bien, on trouve toujours une catégorie, une ancienneté qui permet d’avoir ces chiffres. Je ne sais pas quels sont les salaires exacts à l’embauche, mais je n’ai pas l’impression qu’ils soient particulièrement plus élevés qu’ailleurs. Que des gens ayant des situations « privilégiées » les défendent, pour les gens qui gagnent moins cela peut être considéré comme une façon d’avoir des brise-glaces devant soi et de ne pas être obligé d’aller exposer son maigre revenu aux aléas de la grève, etc.

Je pense que c’est le raisonnement général parce que le pouvoir a en tête quelque chose de complètement différent qui est la manifestation de la majorité silencieuse et le retour de bâton après juin et juillet 68. Mais on n’est pas du tout dans cette situation. Il y a une solidarité salariée beaucoup plus forte, y compris pour les non-salariés ou les artisans qui sont frappés de plein fouet par l’augmentation des carburants et des matières premières, ce qui fait fondre l’illusion qu’il serait possible de diviser et de dresser toutes ces catégories contre les empêcheurs de rouler en rond. Cette illusion, pour l’instant, ne passe pas. Il va y avoir une forte pression pour dire que ce qu’a obtenu la CFDT est suffisant. Mais il est fort possible que le patronat de ces groupes soit obligé de rajouter une lichette derrière, pour parler vulgairement, de façon à ce que la CGT y mette du sien. Parce qu’il faut aussi reprendre le travail et réorganiser les choses, et ce, avec plus ou moins de zèle, car si c’est fait avec peu de zèle, on peut prédire encore 15 jours-3 semaines d’ennuis. Si tout le monde s’y met, cela peut se résorber en 8 jours, mais pour que tout le monde s’y mette, il faut mettre un peu d’heures supplémentaires, des primes ceci, etc. Donc on va voir ce qu’il va se passer pour de vrai.

Merci JC d’avoir décrypté l’actualité pour les auditeurs de RCF et à très bientôt, Professeur.

À très bientôt, merci !

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