Ukraine : des chars à usage unique

Jacques HM Cohen 27 01 2023

Sur les ondes de RCF: LIEN

La chronique d’actualité avec le professeur Jacques COHEN. Jacques, bonjour !

Bonjour !

On va parler de la guerre entre Russie et Ukraine, JC, avec ces chars qui arrivent du monde entier en Ukraine. Si l’on fait une photographie, que se passe-t-il ? Parce qu’on voit que les Américains en envoient, les Français également et les Allemands s’y mettent aussi. Finalement, qu’est-ce que cela signifie ?

Il y a un certain brouillard ou une certaine confusion sur ces différents engins blindés. Il y a des transports de troupes et là, nous fourguons, si je puis dire, nos plus vieux chars de transport de troupes qui devaient être retirés du service, mais qui peuvent encore servir parce qu’ils ont toujours des roues. Puis, le Président a eu une idée assez astucieuse qui est de proposer des AMX-10 RC (Roues-Canon). Ce sont des chars légers en quelque sorte avec un canon de 105, ce qui est déjà relativement efficace et pour de la patrouille et du combat d’appui d’infanterie sur une ligne de tranchées, c’est pas mal. A la grosse réserve près d’un calibre et donc d’une munition spécifique hors standard OTAN, donc introuvable hors des maigres arsenaux français. Ce ne sont pas des chars de rupture, on y viendra après. Mais en fait, les chars de part et d’autres sont employés comme artillerie mobile de soutien aux fantassins et non pas comme force de manœuvre. Les vieux AMX10RC y sont tout à fait adaptés. Les Allemands, s’étant fait forcer un peu la main, proposent d’envoyer un peloton de Léopard 2 et en allant chercher à droite et à gauche, cela fera quand même bien plus chez leurs alliés, cela fera de 3 à 6 pelotons.

amx10RC

Réparation d’un char « léger » AMX10RC dans la grand rue d’un village français

Un peloton, ce sont 14 chars. Le plus spectaculaire c’est la position américaine qui dit « on va donner une cinquantaine d’Abrams. Il faut bien distinguer ces 2 dernières catégories de chars auxquelles on pourrait ajouter les Leclerc ou les Challengers britanniques qui sont des chars lourds. Les chars lourds ont plusieurs caractéristiques. D’abord, c’est un peu comme les avions de supériorité aérienne modernes ou les cuirassés d’autrefois, ils n’excellent que dans la chasse à leurs congénères. C’est fait pour des batailles de chars en rase campagne ou pour des percées brèves à travers des fortifications, il faut ensuite d’autres choses pour les exploiter. Ils ont d’autre part une logistique redoutablement lourde, cela consomme énormément et accessoirement, les Abrams ne consomment pas du fioul comme tout le monde, mais du kérosène avion, car ils ont une turbine. C’est tellement fait pour se battre les uns contre les autres que l’Abrams par exemple ne permet pas aux fantassins de s’abriter derrière. Parce que ses grilles d’aération de la turbine se trouvent justement derrière à l’horizontale. En quelque sorte, ça grille les moustaches. Ces chars de rupture, plus ils sont sophistiqués, plus ils ont une consommation rapide dans une bataille et plus ils ont un taux d’entretien monstrueux. Nous avons en France par exemple 426 Leclerc livrés. On en a abandonné 226 à cannibaliser en pièces détachées, car hors d’usage et sur les 200 restants, on a péniblement un taux de disponibilité en temps de paix de 80 %. Dans une bataille de chars modernes, en 2 ou 3 jours, le gagnant a un bon tiers de ses chars hors d’usage qui devront partir à l’atelier, dans le cas où ils y arrivent, et pour le perdant, cela dépend de ce qu’on lui a détruit, mais cela peut atteindre les 2 tiers, voire les 3 quarts. Donc même un gagnant perd énormément et les chars sont un peu du consommable à usage unique, malgré leur coût, pour des batailles modernes. Il faut se rappeler d’ailleurs que le mythe du char de supériorité qui fait la percée, qui fait tout, et la décision en Ukraine, il a déjà été développé durant la Seconde Guerre mondiale, quand les nazis ont pensé que la contre-offensive de Von Manstein permettrait de réduire le saillant de Koursk parce qu’ils avaient des nouveaux chars Tigres, mais cela n’a pas suffi. Justement, chacun des autres ayant des arrière-pensées différentes, les Ukrainiens veulent une centaine de chars au moins. Ils en demandent 300, mais savent qu’ils en auront un peu moins. Ils veulent pouvoir déployer une centaine de chars au combat en même temps et de ce point de vue, il en faut 300 puisque je viens de vous dire que la disponibilité réelle des chars était d’un tiers. Ils réclament cela pour cette année tout en disant que pour l’année d’après, il en faudra 900 parce que c’est entre 900 et 1000 que l’on peut avoir une force de chars significative pour atteindre leur but qui demeure de détruire l’armée russe. Du point de vue des occidentaux, il y a plusieurs problèmes, d’abord parce que ce millier de chars, à part les Abrams, personne ne les a. Et même les Abrams représentent un tiers du potentiel total des Américains, soit le total approximatif selon le taux de disponibilité. Ainsi, même pour les Américains, cela deviendrait un problème. À l’échelle actuelle, il y a des problèmes de logistique considérables. Les Britanniques passent des chars Challenger dont les obus sont aussi propriétaires, si je puis dire, et non compatibles avec les dimensions Otan. Il faut donc faire une logistique rien que pour eux. Les Leclerc, ça va pour les projectiles, mais la maintenance est tout de même délicate. Les Challengers, c’est pire. C’est un secret de polichinelle que les machines allemandes modernes ont une fragilité et un taux de disponibilité désastreux. Vous avez vu les Marvel, les véhicules de derniers modèles qui devaient être engagés dans un essai en commun dans des manœuvres il y a un peu plus d’un mois, il y a eu 18 pannes sur 18 au point que le ministère allemand a fini par dire “ça suffit comme ça, ces trucs-là, on ne les achètera pas, on ne les développera pas. On revient au vieux modèle”. J’ai bien peur que pour les Léopards 2, ce soit un peu le même problème. Les Anglais ont à peu près 4 pelotons de chars disponibles, ils en envoient un ce qui est déjà pas mal. Nous, nous en avons à peu près le même nombre, mais en envoyer un nous déséquilibrerait d’autant plus sérieusement qu’il y en a déjà un en Roumanie. Les Polonais, les Suédois ou les Allemands, d’autres pays qui ont des Léopards 2, peuvent donner chacun un peloton, cela en fera 3 ou 4 et les Américains donneront finalement une trentaine d’ Abrams. Quel est le but ? Il est très différent. Pour les Américains, le but est de permettre aux Ukrainiens une bataille de rupture en fonçant le front de Zaporijjia, allant à Melitopol et peut-être jusqu’à la côte vers Berdiansk ou Marioupol. Mais en tout cas, en menaçant la route reliant par la même côte la Russie à la Crimée. Cela mettrait les Russes en déséquilibre, mais ce ne sera pas une défaite complète. Parce que rappelons que pour la Crimée, c’est une autre paire de manches, mais le raisonnement des Américains est que ce serait une défaite suffisante pour les Russes pour qu’ils puissent comprendre que la négociation qui leur laisserait la Crimée pourrait être une pas si mauvaise solution. Du point de vue des Ukrainiens, ils ne veulent pas en entendre parler, sauf que quand ils vont continuer à perdre du matériel et surtout des hommes, ils vont bien se rendre compte qu’en ayant eu de quoi faire un va-tout, ce va-tout ne leur permet pas de gagner complètement la guerre et qu’il faudrait négocier. Ça, c’est la position officieuse américaine. La position des Baltes et des Ukrainiens c’est “puisqu’on a obtenu des chars cette année, il n’y a pas de raison qu’on n’en obtienne pas 3 fois plus l’année prochaine”, en négligeant complètement le fait qu’aucun pays d’Europe, en particulier l’Allemagne, n’est équipé pour refaire de la production industrielle de chars modernes qui sont tous une espèce de petits bijoux d’orfèvrerie (du travail d’artisan, des éléments de maroquinerie de luxe). Ils ne sont plus du tout des machins rustiques qui, comme le T34 soviétique autrefois étaient produits à 1200 par mois, si vous voyez l’échelle, c’est-à-dire 6 fois notre stock actuel de chars disponibles ! Donc ces arrière-pensées sont très différentes pour les uns et pour les autres.

Tout cela étant dépendant de 2 incertitudes : est-ce que les Russes attaqueront avant les Ukrainiens ? Auquel cas, il faudra peut-être remiser cette idée d’offensive telle qu’elle est dessinée actuellement ; et est-ce que cela va marcher ? Parce que comme vous le savez, la guerre se passe rarement comme les gens l’ont pensé. Par exemple, les chars lourds sont inutilisables dans une ville. Il sont donc très bien quand on peut contourner les villes, mais mettre des chars lourds en ville n’est pas une bonne idée, car ils font 60 tonnes et font 5 mètres de large. Ce n’est pas du tout opérationnel et en plus, cela se démolit facilement en ville, alors qu’en rase campagne, tels qu’ils sont utilisés pour avoir un cocon de protection, effectivement, ce sont des engins de supériorité. Comme vous le voyez, c’est une escalade indiscutable, d’autant plus que la ministre allemande des affaires étrangères a fait une gaffe ou une affirmation considérable qui est “nous sommes là parce que nous sommes en guerre avec la Russie, pas pour se faire la guerre les uns aux autres”. “Nous sommes en guerre avec la Russie”, a-t-elle dit, ce qui n’est pas tout à fait la position officielle.

Merci, JC, de nous avoir éclairés à la fois sur cette livraison de chars, mais aussi sur les aléas politiques que tout cela pourrait engendrer. On aura l’occasion, évidemment, de suivre tout cela de très près dans les prochains jours ou les prochaines semaines, le temps que cela se décante et que l’on voie comment chacun avance ses pions. À très bientôt Professeur !

À très bientôt !

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