La domotique comme disparition totale de la vie privée

Jacques HM Cohen 20 1 2023

Sur les ondes de RCF: LIEN

L’heure de la chronique d’actualité avec le professeur Jacques COHEN, avec nous par téléphone. Jacques, bonjour !

Bonjour !

On parle aujourd’hui d’espionnage domestique en se basant sur cette histoire des aspirateurs robots qui sont peut-être devenus un peu trop intelligents, de là à envoyer des images à des services d’information. Si l’on fait une photographie de ce qu’il se passe dans le paysage de l’électroménager moderne, que faut-il en retenir, JC ?

Je ne sais pas s’ils sont trop intelligents, mais je sais qu’ils sont trop aspirateurs finalement, parce qu’ils ne sont pas qu’aspirateurs de poussière, ils sont aspirateurs aussi d’une poussière de données. Le premier élément c’est qu’ils ont des caméras et ces images sont déjà quelque chose qui peut renseigner abondamment sur ce qu’il se passe chez vous, mais pas seulement parce que si ce qu’ils ramassent n’a pas d’analyse extrêmement fine, ce sont quand même des miettes mais cela se différencie de la poussière.

1904130

Quelques progrès techniques depuis G Orwell. Mas le principe n’a pas changé et se complète tous les jours.

Ces systèmes qui, théoriquement, ne font cela que sur des modèles expérimentaux aspirent en fait en permanence parce qu’ils ont besoin de personnaliser les profils. Par exemple, ils ne doivent pas aspirer vos pantoufles si vous les laissez traîner par terre, mais pour cela, il faut qu’ils aient caractérisé vos pantoufles et pas les pantoufles en général. Il est donc illusoire de croire que la plupart ne transmettent pas de données, comme les marques prétendent le dire. Tous transmettent et conduisent à beaucoup d’analyses.

Justement, Jacques, je vous coupe de suite, mais ces données, au final, elles vont servir à qui et à quoi ?

Justement, le gros problème c’est que des données qui ne servent à rien finissent à servir à quelqu’un. Dès qu’on analyse des données, il finit par y avoir des gens qui trouvent que cela pourrait être intéressant de les avoir. Prenons l’exemple des pantoufles, nous allons déjà voir s’il y a une paire, deux paires ou plus et si ces dernières collent avec les gens qui sont sensés habiter là ou appartiennent aux visiteurs et visiteuses occasionnels. Des gens qui s’intéressent à votre train de vie vont trouver là, rien qu’avec ces pantoufles, un argument tout à fait important pour avoir une idée de comment vous vivez. Cela peut être pour des questions bancaires, mais aussi pour des questions de morale, il peut traîner des intégristes moralisateurs ou d’autres catégories qui s’intéressent à vos convictions, à ce que vous affichez en public et pas à la réalité de ce que vous faites. Tout cela permet déjà des investigations assez déplaisantes. D’une façon générale, comme nous allons le voir, du moment que des données existent, elles finissent par avoir des clients et c’est ça qui est assez inquiétant. Il n’y a pas que les aspirateurs, dans une maison, il y a de tout. Les compteurs électriques, on le sait un peu, mais les compteurs d’eau également. Il est possible de déterminer si une dame est sujette aux infections urinaires à répétition, si elle a un problème de prolapsus ou si Monsieur a des ennuis de prostate, dans quelle proportion et comment il est traité, simplement en regardant les passages aux toilettes, ce qui est très facile. Pour l’électricité, c’est encore plus subtil, car non seulement il est possible de savoir ce qui est consommé en gros, mais pendant que vous regardez la télévision ou que vous êtes sur votre ordinateur, il est possible de savoir si vous regardez une vidéo ou un film. Il est aussi possible de savoir celui que vous regardez puisqu’il suffit d’avoir en mémoire les séquences des blancs, des noirs, des couleurs qui n’ont pas tous la même consommation électrique sur l’écran pour pouvoir reconstituer le film et l’heure. Tout cela est redoutablement puissant comme moyen d’investigation. Cela ne se limite donc pas à savoir si vous êtes chez vous ou pas parce que la lumière a été allumée ou pas, ce qui est vérifiable de la rue. Nous avons donc énormément d’informations qui sont potentiellement analysables et puisqu’elles le sont, elles le seront parce qu’il y a toujours des clients. C’est donc une chose importante à savoir. Entre votre téléphone qui vous enregistre en permanence soi-disant pour analyser le mieux possible votre voix pour vos interrogations orales, même si vous n’en faites pas, entre l’ensemble des appareils connectés qui sont chez vous ou dans votre voiture, car les voitures modernes en font maintenant autant – vous allez me dire que je suis à l’abri avec mes vieux tacots, mais cela ne va pas durer – tout cela permet d’avoir un environnement où vous êtes intégralement nu.

JC, justement, lorsque l’on parle d’analyse et d’observation, on sait qu’il y a eu des affaires qui ont fait du bruit, notamment pour observer des personnes, voire des personnalités avec par exemple l’affaire Pegasus, mais les données d’un particulier qui est chez lui, cela peut servir à qui ? Parce que moi, quand vous me dites ça, JC, je vous provoque volontairement évidemment, mais je me dis savoir si j’ai une paire de pantoufles ou 3 paires de baskets, qui cela va-t-il intéresser et à quoi cela va-t-il servir concrètement ?

Il y a plusieurs aspects. D’abord, dans les enquêtes sur les gens d’intérêt, il faut les cerner par leurs contacts et ces derniers sont, j’allais dire, des gens comme vous et moi, absolument sans intérêt, sauf que vous ne vous rendez pas compte que vous connaissez à 1 ou 2 degrés quelqu’un d’intéressant. Ainsi, dans l’encerclement total de cette personne, vous serez analysé et c’est déjà un élément important. Deuxième élément, l’intérêt dépend des intéressés. Malheureusement, tout à chacun est intéressé à son prochain, que ce soit parce que c’est un proche, soit parce qu’il voudrait l’être, soit parce qu’il ne l’est plus. Les affaires familiales ou de relations privées vont concerner des intérêts qui, à l’échelle générale, sont lilliputiens, mais qui à l’échelle de l’intéressé sont immenses. Prenons un exemple vulgaire. Vous avez rompu avec quelqu’un et vous avez peut-être un retour de flammes, vous regardez ce qu’elle est devenue, s’il y a quelqu’un de fiable et de stable dans sa vie, etc. C’est très vilain, mais à partir du moment où c’est faisable, cela sera fait. Soit ce sera fait à la main par une personne, soit des officines pourront proposer de le faire pour vous et ainsi de suite, et ce, avec une décentralisation privatisée du totalitarisme. Un point très important, ce qui était uniquement à la portée des États devient régulièrement à la portée de plus petites structures et on en arrive au stade final : chaque individu peut se payer ou presque l’espionnage de son prochain. C’est donc une société auto-policière et c’est quelque chose de très inquiétant parce que, comme vous le savez, la maladie professionnelle des policiers, des espions et autres c’est la paranoïa. Si tout le monde y accède, tout le monde devient parano, ce qui aboutit à l’explosion du complotisme qui n’en est qu’à ses débuts, elle va pouvoir s’accroître. Vous savez que l’on peut non seulement truquer les caméras de surveillance en enlevant ou en remettant des choses, mais les Deep Fake c’est-à-dire les transformations d’images permettent maintenant de créer avec une apparence de vraisemblance totale, n’importe quelle action de n’importe qui. Le Kompromat ne nécessite même plus d’envoyer des dames en chair et en os chez une personne. À partir de la caméra de surveillance de votre système anti-intrusion, on incrustera, si je puis dire, les dames qu’il faut pour vous compromettre sans aucune difficulté ou vous mettre dans la scène. Tout cela conduit à une société extrêmement dangereuse par cette évolution de la décentralisation démocratique du totalitarisme, et à une micro ou nano entreprise d’espionnage.

Sans compter, JC, que l’on vit dans un monde qui devrait être de plus en plus connecté parce que les objets connectés sont en perpétuelle évolution. Aujourd’hui, on nous oblige presque à nous connecter à tout et à n’importe quoi.

Voilà et d’autre part, toute activité, puisque le raisonnement est de dire « puisque la connexion c’est dangereux, je l’évite » est un raisonnement impossible, car vous allez avoir besoin de votre smartphone pour commander votre chauffage, pour votre banque ou pour vous relier à ceci ou cela. Tout passant par le numérique, vous êtes pris dans un système numérique dans lequel il est extrêmement difficile de maintenir une vie privée. Ces systèmes, que ce soit volontaire ou un hasard historique, sont conçus pour permettre aux uns et aux autres de fouiner, mais à partir du moment où des États fouinent, je vous dis que le système maintenant se démocratise et que l’on va obtenir une société policière d’autoentrepreneurs policiers.

Merci, JC, de nous avoir éclairés sur ce sujet de l’espionnage domestique. On vous retrouve la semaine prochaine pour une nouvelle chronique d’actualité. À très bientôt Professeur !

À très bientôt !

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s