Jacques HM Cohen 17 2 2023
Jacques HM COHEN 17 03 2023
Jacques HM COHEN 17 03 2023
Sur les ondes de RCF: LIEN
On s’intéresse à la guerre en Ukraine, bientôt un an qu’elle a débuté. C’est une guerre qui s’étale sur plusieurs paysages, j’allais dire, professeur.
Oui, il y a des guerres en Ukraine et pas une seule. Tout le monde parle de Verdun, mais généralement de façon inappropriée. En fait, il y a 4 paysages guerriers, et ce n’est pas Verdun qui les réunit. Verdun fut une guerre de tranchées rurale, en forêt, dans un paysage de collines, avec des forts et des tunnels, mais il n’y a jamais eu de combat urbain à Verdun, jamais.
Les 4 paysages guerriers que l’on voit en Ukraine sont d’une part une guerre de tranchées, c’est vrai, mais par endroits seulement. Pour un front de 800 kilomètres qui correspond à peu près à celui de la première guerre mondiale à l’ouest, il faudrait au moins 10 fois plus de personnel pour tenir des tranchées sur tout le front. De plus le problème des tranchées comme ligne fixe c’est que quand elles sont en pointillés, elles peuvent facilement se contourner. Par exemple, des fortifications à l’ouest de Soledar ont pu être facilement conquises à revers par des troupes russes semi-légères aéroterrestres qui ont fait un détour par le nord au lieu de venir buter dessus.
Il y a donc bien des guerres de tranchées, mais ce qui est le plus spectaculaire, c’est le deuxième de type de guerre, ce sont des guerres urbaines. On a vu Marioupol et actuellement l’on voit Bakhmout. Là, l’archétype ce n’est pas Verdun, mais Stalingrad. La guerre urbaine est lente et coûte énormément de monde tant que l’on n’emploie pas de gaz, mais ce n’est pas la question du jour. C’est un choix que les Russes ont fait à 2 reprises et que les Ukrainiens ont accepté, c’est un point d’accord si j’ose dire.
Le paysage de guerre ukrainien n’est pas seulement de tranchée par endroits et urbain de l’autre, il y a un 3e point qui est celui des points fortifiés ou hérissons. Les piquants des hérissons, comme leur nom l’indique, il ne faut pas s’y frotter. L’efficacité des hérissons n’est pas à négliger, car généralement, ils sont mis à des endroits où l’on contrôle les voies de communication. Leur efficacité dépend des possibilités de contournement. En Ukraine, il y a une chose importante, c’est le changement climatique. En Ukraine, il y a de la boue à l’automne et au printemps. Il y avait 2 saisons durant lesquelles la guerre pouvait se développer hors des routes et ainsi contourner facilement des hérissons : l’hiver quand c’est gelé et l’été quand c’est sec. La grosse différence ou la grande nouveauté c’est que ce n’est pas gelé cet hiver, il ne reste donc plus qu’une saison de guerre dans la campagne, car la guerre sur les axes routiers avec les moyens modernes antichars, c’est sans espoir de percer. De toute façon, c’est ce que les Russes ont fait et ils ont perdu beaucoup de monde pendant la deuxième partie de la guerre, après l’affaire de Kiev et de Kharkov en descendant sur Izioum dans le printemps et le début d’été 2022. Actuellement, l‘évolution technologique privilégie l’attaque sur la cuirasse et dévalue les chars lourds au bénéfice des tirs de missiles en tout genre. Le problème des hérissons a conduit à un succès russe au nord de Bakhmout, à l’ouest de Soledar, comme je vous l’ai dit, avec des engins blindés légers, et a un échec lamentable des mêmes Russes sur une colonne de blindés lourds qui a essayé de contourner Vouhledar et qui s’est purement et simplement embourbée dans la plaine. Les hérissons, les fois où il sont piquants, ils sont efficaces, même si quand il est encerclés, il ne reste pas grand-chose à faire pour le hérisson, mais attaquer un hérisson pour de vrai se termine en combats urbains et prend un temps fou.

Prêt à se battre….
Le 4e paysage ne doit pas être négligé, c’est celui des postes et sonnettes dans un désert militaire, c’est-à-dire que tout le pays n’est pas dans une guerre intense. A l’est de Kharkov par exemple c’est ce qui a permis aux ukrainiens de faire 150 kilomètres en 8 jours, parce qu’il n’y avait que très peu de troupes sous forme de points d’appui dans des petits postes, dans des villages, et il n’y avait pas de véritables moyens de défense par rapport à une offensive qui elle, s’est déroulée sur les axes routiers et ferroviaires avec des moyens lourds.
Il faut rappeler que les civils passent encore le front, c’est une situation très inhabituelle. Les 2 camps n’ont pour l’instant pas réussi à empêcher les civils de se rendre de l’autre côté pour voir leur famille, leurs amis ou pour récupérer leur pension de retraite, etc. Soit les gens passent à travers ces zones peu militarisées, soit avec de véritables postes aux frontières comme à l’est d’Energodar, au sud de Zaporijia. Là-bas, il y a un point de passage que les 2 camps tacitement laissent ouvert comme si c’était un vrai poste frontière.
Cela donne ainsi 4 paysages extrêmement différents. Les moyens de faire changer la situation ou le sort de la guerre ne sont pas du tout les mêmes quand on est confronté à une guerre de tranchée, à une guerre urbaine, à des hérissons ou à des postes isolés dans un désert qui ici n’est pas de sable mais de plaines et forêts. Il faut donc avoir cela en tête avant d’avoir une vue bien trop schématique de considérer qu’il y a un Verdun de 800 kilomètres en Ukraine.
Mais justement, JC, pour l’un et l’autre des camps, mener les guerres sur tous ces fronts, sur ces 4 guerres que vous nous avez présentées, cela ne doit pas être évident. Cela veut dire qu’il faut être de surveillance et de vigilance un peu partout.
Non seulement de surveillance, mais aussi d’équilibre des forces parce qu’il ne sert à rien d’être trop fort à un endroit si on est trop faible à un autre et que l’adversaire peut en profiter. Deuxièmement, en dehors de la zone peu militarisée du désert, cela coûte très cher en hommes et en matériels. De ce point de vue, la guerre d’attrition – ce qui justement avait été tenté par les Allemands à Verdun – très souvent, historiquement, n’use pas forcément uniquement celui que l’on voulait saigner, mais elle use les 2, quelques fois, plus l’assaillant que le défenseur.
Un des points les plus cruciaux pour l’évolution de cette guerre, ce n’est pas seulement la logistique, mais c’est aussi la question des ressources humaines. Les Russes ont 2 gros atouts : ils ont une profondeur sur des milliers de kilomètres si besoin, et ils ont des ressources humaines qui font au moins 3 ou 4 fois celles de l’Ukraine. Les Ukrainiens, au contraire, ont un support industriel occidental qui, à la longue, finira lui aussi par faire une différence. Entre les 2, les Russes auront une phase de supériorité, mais cette année, on ne sait pas très bien. L’acceptation par les Ukrainiens d’une guerre d’attrition à Bakhmout fait que leur offensive de printemps est assez compromise. Du point de vue des Russes, faire une offensive maintenant où ils ont plus de monde, mais pas assez pour une vaste offensive, ce n’est pas très pratique du fait des conditions météo et de promenades dans les champs que je vous ai indiquées. Pour l’instant, ils usent d’une tactique de pression et d’avancées multiples pour obliger les Ukrainiens à disperser leurs forces, engager leurs réserves et les user en tuant du monde, mais en aboutissant à ce que les Russes en perdent également beaucoup. Le pari des Russes c’est que les Ukrainiens ne pourront pas tenir le même niveau de pertes qu’eux et ce n’est pas totalement irréaliste. Les Ukrainiens ont comme idée pour le moment de tenir et s’ils arrivaient à impliquer l’OTAN, il n’aurait plus ce problème puisqu’il y aurait d’autres troupes que les leurs. Toutefois, les États-Unis et la plupart des pays de l’ouest, à l’exception des pays baltes et d’une partie des Polonais, ne sont pas unis là-dessus et n’ont aucune envie de suivre la ligne, d’aller à Moscou et de partir dans une guerre qui durerait entre 3 et 5 ans avec destruction de la Russie, et ce, avec une possibilité de représailles non négligeable de l’autre côté.
Cependant, avant de vous laisser filer aujourd’hui, c’est tout de même assez surprenant ces guerres que vous nous présentez, quand on connaît les moyens modernes que l’on a aujourd’hui, finalement, que cela ne se règle pas différemment et avec tout autres usages.
D’abord, « la guerre, c’est la continuation de la politique par d’autres moyens » disait Clausewitz, et cela reste tout à fait exact. L’autre élément important c’est que le même Clausewitz disait que « le but de la guerre c’est de détruire le corps de bataille de l’autre, pas de gagner du terrain ». Si on gagne du terrain sans toucher ou sans régler le sort des armées adverses, on n’a pas gagné pour très longtemps si ce n’est qu’à ce moment-là, on entre dans une guerre d’attrition, ce que Clausewitz à l’époque ne connaissait gère, en dehors des tactiques de harcèlement genre retraite de Russie.
On ne sait donc pas trop quelle évolution à court terme, même concernant les moyens techniques actuels. L’importance des drones d’observation est assez sidérante puisque ce sont de petits machins chinois bricolés qui ne valent pas très cher, mais qui devraient normalement disparaître du paysage quand les brouillages deviendront plus efficaces. D’avoir un petit machin qui ne fait que quelques kilomètres de portée et qui transmet certaines images ou vidéos implique que les bandes radio ne soient pas trop brouillées. De part et d’autre, on obtient du brouillage relativement efficace sur des zones très limitées, mais on n’est pas capable de brouiller 800 kilomètres de front. Néanmoins, même sur les zones limitées, à condition d’en perdre un certain nombre par jour, les uns et les autres arrivent à se servir de drones comme observatoire d’artillerie. Mais mon pronostic est que cela ne va pas durer, car si les brouillages deviennent plus efficaces, il faudra des drones plus sophistiqués et là, on retombe sur l’éternel problème : plus sophistiqué veut dire plus cher et l’usage unique commence à ce moment-là à coûter très cher.
Merci, JC, de nous avoir éclairés dans cette chronique. On vous retrouve la semaine prochaine pour une nouvelle chronique d’actualité. À très bientôt professeur !