Jacques HM Cohen 3 3 2023
Sur les ondes de RCF: LIEN
Et avec nous ce soir le Professeur Jacques COHEN comme chaque vendredi pour sa chronique d’actualité
– Alors aujourd’hui on évoque un personnage dont on entend de plus en plus parler, il s’agit de PRIGOJINE, Eugène PRIGOJINE
– Eugène pour nous, Yevgenyi en Russe, est un personnage étonnant parce qu’il a eu de nombreuses vies ou plutôt, qu’il a de nombreuses vies. Il ne semble pas que ses vies soient seulement successives. C’est donc un personnage à facettes, tout à fait étrange et intéressant. Certaines sont très bien connues, d’autres le sont moins et d’autres encore sont très mal interprétées, en particulier ses relations avec le milieu des taulards et anciens taulards

– Wagner Group head Yevgeny Prigozhin attends the funeral of Dmitry Menshikov, a fighter of the Wagner group who died during a special operation in Ukraine, at the Beloostrovskoye cemetery outside St. Petersburg, Russia, on Dec. 24, 2022. (AP Photo)
Pour rappel aujourd’hui, il est quand même connu pour être le patron des troupes Wagner
C’est tout à fait exact, il a fini par admettre, après l’avoir caché longtemps, qu’il était le fondateur et le réel patron de la milice privée Wagner. Cela souligne tout de suite un des aspects du personnage. L’une des vies de ce personnage est d’être un personnage secret, c’est à dire qu’il apparaît le moins possible. Il agit beaucoup et c’est un très bon organisateur. Mais il ne se met pas sous cette facette là au premier plan, sauf quand il y est forcé. C’est le cas de Wagner maintenant. Cela a été la question de l’organisation de propagande sur internet dit « ferme à trolls ».
Mais ce personnage est très contrasté parce qu’on va voir que par exemple, il se met plus qu’en scène, en vol du coté de Bakhmout, Artiomosk pour les russes, et provoquant ZELENSKY à un combat aérien ! Là, on est dans la catégorie matamore spectaculaire, c’est très différent. Donc ce personnage a des facettes extrêmement différentes, et différentes vies en même temps.
On peut commencer un peu par regarder le début de sa vie, c’est important. On ne sait pas beaucoup, beaucoup de choses avec certitude, parce qu’il a reconstitué ou modifié un certain nombre d’éléments. Il vient d’un milieu très très pauvre et misérable. C’est un enfant qui a eu des difficultés parce que sa mère s’est séparée de son père, puis s’est retrouvée avec quelqu’un d’autre. Et c’est ce beau père l’a élevé. Sa mère porte un prénom un peu bas de gamme en Russie. Il faut noter pour la marginalité que cela représente en Russie de l’époque, que son père et son beau-père sont juifs tous les deux, ce qui accentue la marginalité du personnage, ce qui a dû le gêner pour une carrière, j’allais dire normale en Russie. Il va aller à la fac mais va assez rapidement décrocher, au point de vue scolaire. Dans le même temps, il fait beaucoup de sport parce qu’il voudrait être champion de ski de fond, mais il n’est quand même pas au niveau du premier plan. Cela ressemble un peu à VV Poutine que d‘avoir fait sérieusement du sport avant de devoir passer à autre chose.
Mais Prigojine lui va tomber dans la délinquance. C’est à dire d’abord de petits larcins qui vont lui causer, parce qu’il est mineur, une peine avec sursis. Et puis ensuite cela va mal tourner parce qu’il recommence avec une bande de voyous minables. Ils vont agresser et détrousser une demi-douzaine de personnes pour des butins totalement misérables. Mais c’est une récidive et se sont des attaques multiples. Le système judiciaire russe ne rigole pas avec la récidive et ce coup-ci, il prend neuf ans. Et les prisons russes, si j’ose dire, ce n’est plus tout à fait le goulag mais c’est au moins aussi pénible que les prisons américaines. Alors il n’y a plus de camp de la mort, les prisonniers politiques ne sont plus qu’à dose infinitésimale, mais les prisonniers de droit commun entre les camps moyens et les camps à régime sévère sont quand même dans quelque chose qui ressemble à l’univers des Zeks décrits par Soljenitsyne. Cela n’a pas beaucoup changé de ce point de vue-là. Et l’autre élément, c’est la présence de la mort parce qu’on meurt beaucoup en prison. Dans les rixes, dans les ennuis des règlements de compte en prison.
Et cette présence de la mort, on va la retrouver dans ce qu’il va offrir de nos jours aux taulards et ex-taulards. En effet, avec le groupe Wagner, ceci a été complètement mal interprété par la presse occidentale. Il fait partie de ce milieu et ce milieu où il a été, c’est l’une de ses vies. Et ce milieu, est un milieu dont on sort très peu quand on a été taulard, on reste dans un milieu d’anciens taulards, la réinsertion est très très difficile, beaucoup plus difficile encore en Russie que chez nous. Lui s’en est sorti, mais pour les taulards, il est des nôtres, il est des leurs, il est un taulard qui a réussi, il est quasiment un exemple.
Et ce qu’il propose au début en s’engageant dans Wagner c’est quelque chose qui est tout à fait spectaculaire et compréhensible par ce milieu. Le raisonnement est le suivant, il donne un exemple d’un coup de main mené par les anciens taulards de Wagner disant ils sont allés se glisser dans les tranchées d’en face et au couteau, ils ont liquidé du monde, récupéré des documents. Ils étaient 40, il y a 7 morts et quelques blessés. On a presque l’impression d’entendre le récit des corps francs français de la première guerre mondiale qui eux aussi employaient les voyous qui savaient se servir d’un couteau. Il leur dit, voilà vous avez droit à cela, il y a aura des morts mais si vous survivez à six mois au front et bien, votre peine est effacée. Et la peine ça peut être 20 ans de camp à régime sévère et les réductions de peine cela n’existe guère en Russie.
Dans son discours aux taulards, PRIGOJINE leur dit il y a trois pêchés. Le premier, c’est de se rendre et là, il fait savoir que cela ne se fait pas du tout. Il a fait diffuser une vidéo où on massacre un déserteur à coups de marteau. On n’est pas très sûr d’ailleurs si c’est pour de vrai, parce que le déserteur en question a été ressorti, ressuscité dans une autre vidéo. On ne sait pas laquelle est la fausse mais de toute façon l’important c’est qu’il fasse savoir que, si j’ose dire, « comme voyou, il ne rigole pas ». Premier pêché donc à éviter, il est interdit de se rendre. Deuxième pêché, il n’est pas question de se droguer, c’est à dire l’alcoolisme ou malheureusement de nos jours encore pire, les méthamphétamines, et toutes les drogues sont une plaie des armées, des deux camps d’ailleurs, il n’est pas question de cela chez lui. Troisième pêché, pas de pillage et il explique d’ailleurs, vous ne pillez pas les biens, vous ne pillez pas les femmes, vous ne pillez pas les fleurs, les fruits, tout ce que vous voulez, les enfants, les hommes, vous ne pillez rien, sous-entendu, c’est puni assez sévèrement.
Moyennant quoi, il y aura de la casse mais ceux qui vont survivre et bien, ils seront amnistiés. Et il se fait filmer dans une morgue improvisée, pas loin du front où il y a des piles de cadavres, enfin de sacs jusqu’à hauteur d’homme et même bien plus loin qu’au-dessus de la tête. pour dire : « ben ceux-là ils sont morts, ils vont rentrer pour Noël en Russie » .A noter comme caractéristique du personnage sa mise en scène de forfanterie blaguant au milieu des cadavres. Un aspect « vive la mort » des phalangistes espagnols dans cette mise en scène. Mais un plan débobine cette mise en scène : confronté dans un couloir, non plus à un sac mais à un cadavre déchiqueté non emballé, E Prigojine a un mouvement de recul et le réflexe d’un signe de croix orthodoxe qu’il interrompt d’ailleurs sans l’achever. Ce qui montre qu’il n’adhère pas en fait au délire mortifère qu’il met en scène et utilise politiquement.
En quelque sorte, c’est le prix, on ne triche pas on ne vous ment pas, vous avez une chance, un risque important d’y rester d’un quart un tiers au moins. Mais sinon, vous serez libre et cela, cela vaut la peine. Et il est plébiscité par le milieu des taulards pour cela. Donc il ne faut pas voir du tout un seigneur méprisant qui va chercher du monde dans une plèbe misérable. Il est en quelque sorte un porte-parole du milieu des taulards et une solution pour eux mais son récit et son affaire de Wagner ne se limitent pas aux anciens prisonniers, parce que la solde est bonne chez Wagner, on meurt plus qu’ailleurs mais on touche trois fois plus et beaucoup de laissés pour compte, beaucoup de russes en mauvaise situation sont tentés de s’engager là, plutôt que dans l’armée.
Il a fait fortune après avoir vendu des hot-dogs en sortant de prison. C’est qu’il y avait fait ses classes ou son université et qu’il va devenir homme de main puis chef d’une mafia avec laquelle VV Poutine fait des affaires. On a même dit qu’il était le faux nez de la fortune de VVP. Vrai ou faux, il a su s’en affranchir et mettre en scène des affaires présentables : un restaurant de luxe par exemple, quand il a bénéficié en fait de contrats de l’intendance de l’armée russe. Des paiements en matières premières ou en droits d’exploitation quand il a rendu service à l’étranger plutôt que du liquide.
Contrairement à beaucoup de mafieux russes, il semble ne mettre en scène de signes extérieurs de richesse que pour affirmer son rang. En détestant sans doute flamber en son for intérieur. Il faut regarder comme il a élevé ses enfants. Dont il a gardé la mère près de lui sans l’exiler en France comme d’autres. Certes il a offert des chevaux magnifiques à sa fille qu’il gâte comme tout papa. Mais il lui a fait faire de la compétition, ce qui en équitation n’est pas sans danger. Et montre qu’il n’a pas voulu la garder dans du coton. Son fils a été prié de faire son service militaire, ce qu’il aurait pu lui éviter facilement. Puis le fiston s’est montré récemment en uniforme avec des soldats de Wagner. Enfin E Prigojine s’occupe de sa vieille maman, qui d’ailleurs sert encore de prête-nom de temps en temps.
Alors, il a des difficultés dans ses rapports avec l’armée régulière et là, on a aussi quelques difficultés à comprendre ce qui est mis en scène et ce qui ne l’est pas. Il critique la tactique miliaire, il critique même carrément le chef d’État-Major et le Ministre de la Défense dans un pays et vis à vis d’une armée, qui comme beaucoup d’armées d’ailleurs, n’aime pas beaucoup qu’on lui marche sur les pieds en lui disant qu’ils ne livrent pas assez de munitions etc.
Il faut voir que sa milice jusqu’à peu de temps avait une tactique extrêmement rustique qui est en combat de rue, on avance tout droit devant avec beaucoup de casse. On a une surprise depuis à peu près un mois, la tactique est beaucoup moins obtuse, en particulier au nord de BAKHMOUT, le contournement et la prise des tranchées fortifiées en face à l’ouest de SOLEDAR a été faite absolument dans les règles de l’art, peut-être par des troupes légères blindées qui seraient des troupes aéroterrestres, l’équivalent des parachutistes, des troupes de marine d’intervention et on a beaucoup de mal à comprendre si c’est PRIGOJINE qui se promène avec son drapeau dans les villages conquis derrière le travail sérieux de GUERASSIMOV, ou s’il s’est acheté un État Major et qu’il y a maintenant des militaires compétents pour gérer ses attaques, d’autant plus que, si j’ose dire, en montant son standing, maintenant dans les conférences de presse, il fait intervenir des spécialistes de l’artillerie, il fait intervenir des spécialistes de l’aviation.
Alors, est-ce qu’il s’est acheté une véritable armée avec tout le reste, du canon jusqu’aux avions, d’autant plus qu’il s’est fait filmer dans un bombardier d’appui tactique censé être allé bombarder BAKHMOUT lui-même, c’est difficile à dire.
Mais là, c’est la partie du personnage matamore qui provoque ZELENSKY en lui disant « vient avec un MIG 29, on réglera cela tous les deux ». Il est inutile de vous dire que ni ZELENSKY ni PRIGOJINE ne sont capables de piloter cet engin, que le biplace c’est un engin d’entraînement faiblement armé et puis de tout façon, que c’est un cinéma, si j’ose dire, et c’est l’aspect du personnage.
Il a un aspect matamore mais un matamore pince-sans-rire qui pousse ses provocations jusqu’à l’absurde et qui en fait une plaisanterie. Par exemple, il a expliqué que si la Russie consacrait réellement ses moyens jusqu’à la moitié de son potentiel, ils arriveraient jusque DNIEPR en un an et que s’ils y mettaient tous leurs moyens, on irait jusqu’à Brest et puis d’ailleurs, il rajoute une blague, « et puis ces pauvres ukrainiens ils ont quand même beaucoup souffert. Si on a toute l’Europe, on leur donnera un truc sympa pour compenser du genre l’Italie ». Donc vous voyez le personnage, contrairement à KADYROV, par exemple, qui est un matamore exalté au premier degré. Avec PRIGOJINE, on ne sait jamais si c’est du lard ou du cochon.
Mais une dernière chose, c’est qu’à faire le fou, et à utiliser sa folie, on ne le fait pas si impunément et de façon inoffensive dans une situation de guerre. Et on finit parfois par assumer la folie qu’on prétend, comme vous le montrent Caligula ou le Colonel Kurtz dans Apocalypse Now. Et bien d’autres exemples, y compris français, avec la Colonne Infernale des massacres de Voulet-Chanoine en Afrique. Le capitaine Voulet a fait tirer et a tué le Colonel Klobb envoyé pour le relever de son commandement. Les soldats de Klobb et les siens ont ensuite abattu Voulet au Soudan. Il n’est pas impossible qu’Eugène Prigojine bascule du côté de la folie qu’il simule. Mais il peut, au contraire, redevenir quelqu’un de froid et raisonné, soit un organisateur méthodique jonglant et maîtrisant les conflits qu’il met en scène ou les positions extrémistes pour lesquelles, il est relativement pratique pour POUTINE de montrer ainsi que si jamais il lui arrivait malheur, il y aurait des gens bien pire à la tête de la Russie
– Merci Jacques COHEN et à la semaine prochaine
– A la semaine prochaine.