JHM Cohen Chronique du 25 mars 2022
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On retrouve avec nous le professeur Jacques Cohen par téléphone. Professeur, bonjour.
Bonjour.
Et on va partir un peu plus à l’Est avec la guerre entre Russie et Ukraine. JC, si on fait une photographie de ce qu’il se passe aujourd’hui, un mois après le début de cette guerre, que peut-on dire ?
On peut dire que la guerre n’est pas finie et qu’en dehors de Kherson, les Russes ne contrôlent aucune grande ville. Que pour prendre Marioupol ils ont dû la raser et faire fuir les habitants. Il faut reprendre les choses avec une vue plus générale et plus dynamique, c’est-à-dire focaliser sur ce qui permet de voir quelle est la situation et ce qui va probablement être fait.

Funérailles du commandant en second de la flotte russe de la mer noire. Mort à Marioupol.
Et justement, JC, si on prend du recul sur ce conflit, si on revient aux origines, que s’est-il passé en Ukraine au départ ?
Et bien, il s’est passé quelque chose de très inattendu qui est une grosse victoire du renseignement américain. Les services de renseignement américains attendaient la guerre et, semble-il, avaient une vue très précise de ce qui allait se passer, en particulier le choix d’une occupation rapide de tout le pays par les axes routiers, par des colonnes de troupes dans des blindés légers. Et ce que Poutine n’avait semble-t-il pas prévu, c’est ce qu’il dénonçait, c’est-à-dire l’américanisation, la transformation de l’armée ukrainienne vers l’OTAN qui était beaucoup plus avancée qu’il ne le pensait et qui a permis de monter des groupement tactiques de chasse en quelque sorte, sur les itinéraires où s’aventuraient ces troupes légères ou dans les entrées des villes principales, ce qui a conduit à anéantir un grand nombre de ces petites colonnes. Alors on n’a pas d’images, les images que l’on a ce sont des troupes territoriales avec des cocktails Molotov ou avec des antichars, mais en fait il s’agissait d’après ce qu’on entend sur les radios russes interceptées, de vrais combats où des unités avec de l’artillerie, des chars et même du soutien aérien ont intercepté en embuscade ces convois légers. Donc, l’occupation rapide du pays a échoué et l’armée russe se retrouve finalement dans une situation qu’elle a connue dans d’autres guerres, c’est-à-dire devoir transformer son dispositif vers une situation de guerre avec des fronts. Avec alors une armée qui a besoin d’une grosse logistique, qui considère les lignes de chemin de fer comme essentielles, bien plus que les routes, et qui s’installe pour une progression lente zone par zone et non plus dans une occupation rapide de tout le pays. Alors cela évidemment, c’est la situation la plus désagréable pour la population parce qu’indépendamment de ce qui est dit sur les crimes de guerre, toutes les guerres sont des crimes. Et malheureusement, toutes les guerres consistent à taper sur des civils puisqu’elles prennent des villes. Il n’y a plus de guerre comme à Bouvines où c’est un match entre les champions de telle ou telle armée sans que les civils ne risquent quoi que ce soit. Malheureusement les guerres modernes sont des guerres où se sont toujours les civils qui payent le plus lourd tribut.
Alors du point de vue politique, justement, ces civils qui sont les Ukrainiens, il est un peu compliqué de leur expliquer qu’on vient les délivrer de quelque nazis en tuant bien plus de civils que de miliciens néo-nazis. C’est du point de vue but de guerre une catastrophe pour la Russie, car le courant prorusse doit être dans le trente sixième dessous.
Alors ce que l’on voit également, ce sont les points faibles et points forts des uns et des autres. On est quand même obligé d’en parler parce que cela conditionne les risques d’escalade ou pas. L’armée ukrainienne est abondamment pourvue en antichars et antiaériens de bas niveau par les occidentaux et elle s’en sert abondamment ce qui fait que ceux-ci neutralisent la supériorité aérienne autrement évidente des troupes russes, mais elle va être confrontée au problème du renouvellement du matériel, pas seulement pour les antichars, mais justement pour les chars eux-mêmes et pour d’autres choses : artillerie et surtout le flux de munition, où il va être difficile de tenir le renouvellement nécessaire dans une guerre longue ou l’attrition est considérable. Donc, il est tout à fait possible que de ce point de vue là, soit les occidentaux se mouillent plus pour l’approvisionnement, soit l’armée ukrainienne ne va pas durer aussi longtemps ou de façon aussi vaillante que dans la première phase. Alors on voit aussi des choses qui paraissent étonnantes ou anciennes, comme la question des officiers généraux russes qui ont été tués.
Et cela c’est des choses assez inhabituelles finalement, professeur, de voir des généraux, des officiers généraux qui se font tuer lors de ces guerres ?
Alors oui et non, parce qu’il y a une tradition russe qui est que les officiers généraux s’exposent jusqu’en première ligne éventuellement : devant quelque chose d’imprévu, ils vont regarder. Le maréchal Joukov par exemple a gardé toute sa vie des séquelles auditives de s’être fait prendre dans un bombardement de mortiers en toute première ligne où il regardait ce qu’il se passait dans un combat contre les nazis, en Ukraine d’ailleurs. Durant la guerre de Crimée au 19ème siècle, l’amiral Nakhimov a été tué parce qu’il a été faire le kéké en première ligne en expliquant à ses artilleurs que les carabines françaises et leur balles Minié n’étaient pas précises à cette distance et que je peux mettre ma tête au-dessus du parapet. Le résultat c’est qu’il a pris une balle en pleine poire. Donc, de ce côté-là, il y a une tradition de prise de risque. Mais ce qui est aussi un succès US, c’est que plusieurs généraux, semble-t-il, ont été tués parce qu’ils étaient au téléphone, leur réseau sécurisé étant en panne ou brouillé. Localiser un téléphone et guider un missile jusque-là, c’est quelque chose dont je ne suis pas sûr que ce soit tout à fait une action ukrainienne autonome, même si ce sont les Ukrainiens qui ont exécuté les choses, et les gens d’ailleurs. Cela montre une intégration aux technologies de l’OTAN beaucoup plus considérable qu’on aurait pu le penser ou du moins que Poutine l’avait pensé. À noter d’ailleurs que les Russes avaient été pionniers là-dessus. Dans la guerre de Tchétchénie, ils ont tué le général Doudaïev qui était le premier chef des combattants tchétchènes de cette façon-là au tout début de la guerre, il y a donc fort longtemps. Ils ont donné l’idée, mais depuis, les Américains ont depuis très largement développé cette technologie. De même que la technologie leur permet maintenant de photographier systématiquement les cadavres et de les rechercher dans les réseaux sociaux dont les services américains ont stockés des milliards d’images par reconnaissance faciale pour pouvoir joindre les familles et leur dire « nous avons le regret de vous informer que votre fils a été abattu en Ukraine ». C’est une chose qui est spectaculaire au point de vue propagande, mais qui l’est aussi d’ailleurs sur la surveillance générale de la population du globe. Alors on peut se demander comment les choses vont évoluer, c’est bien la question que vous vouliez me poser ?
Effectivement, JC, on a envie de se demander comment les choses vont évoluer et puis surtout se dire comment cela se passe aussi au niveau des armements parce que pour que la guerre continue il faut que ces pays puissent avoir les armes ou pour attaquer ou pour se défendre. Alors si du côté russe on a bien compris qu’il y a quand même pas mal d’armes en stock, du côté ukrainien on est un peu plus sur la réserve quand même.
Sur des réserves qui ne vont pas être éternelle et c’est le problème de l’approvisionnement occidental et en particulier de l’escalade de moyens ou pas. Les lignes rouges de part et d’autre sont très mal fixées, on ne sait pas justement si par exemple la livraison de missiles anti-navires sera considérée par les Russes comme nécessiter de taper au-delà de la frontière de l’OTAN et de même il semble bien que d’après la phrase du Président Macron, la livraison et le renouvellement des chars et de l’artillerie et des munitions, ces matériels lourds, ne doivent pas être faits par les occidentaux comprenant que ce serait une escalade de co-belligérance. Mais en dehors de cela on n’est pas très précis et cela comporte des risques. Parce qu’à partir du moment où Poutine a raté ses objectifs initiaux d’occupation totale du pays, il a comme souci de prendre assez de gages pour négocier. Et du point de vue des occidentaux, bien évidemment, d’essayer de l’éviter. Alors les gages importants qui lui manquent c’est d’avoir coupé l’Ukraine de la mer. C’est-à-dire que c’est la question d’Odessa principalement. Alors s’agit-il de prendre Odessa ou d’investir Odessa, ce qui permettrait déjà d’avoir une base territoriale de négociation avec deux possibilités. La neutralisation du pays restant uni, qui était l’objectif initial, devient quelque chose de difficile, parce qu’il faudrait à ce moment-là qu’il se retire de partout, mais que soit garanti un régime qui soit à la Suédoise, mais ce n’est pas du tout facile à faire quand il y a un conflit, une guérilla qui va durer, etc… Donc la partition de l’Ukraine qui est l’autre option, tout dépend à quelle échelle. Si c’est d’avoir pris la côte est depuis la Crimée et d’avoir l’essentiel du Donbass, c’est la version minimale. D’avoir toute la partie Est de l’Ukraine, cela implique de détruire Kharkov pour prendre cette ville. Et puis d’avoir quelque chose de plus important, cela impliquerait d’avoir des gages. Donc le plus probable c’est que l’offensive se poursuivra jusqu’à contrôler la région du milieu de l’Ukraine, c’est-à-dire de Dniepro et toute la région Est. Ce n’est pas forcément sous forme d’une offensive éclair, je crois que les offensives éclair c’est totalement fini. Il faut voir le temps que mettent déjà les Russes à descendre vers le sud depuis Izium où ils sont depuis plus de 8 jours qu’ils auraient pu contourner très facilement. Ils tiennent à tenir les axes de communications et les voies ferrées avant toutes choses, donc cela va conduire à des actions lentes. Et de ce point de vue-là, les opinions publiques occidentales trépignant et demandant qu’on aide plus les Ukrainiens vont poser un problème aux dirigeants occidentaux qui ne veulent pas d’escalade de la guerre. Est-ce que les Ukrainiens pourront maintenir cette guerre à l’échelle d’intensité qu’elle a actuellement ou est-ce que les occidentaux vont devoir, soit se résigner à les voir reculer, soit leur fournir un matériel faisant prendre des risques d’une évolution imprévisible.
Contrairement à l’impression qui a été qu’on était passé près d’une guerre avec emploi d’armes nucléaires tactiques au tout début pendant les deux premières semaines mais que finalement maintenant les choses se tassent, ce risque existe toujours et même s’amplifie par ce problème, si je puis dire, de voir ou pas les Ukrainiens fléchir et demander plus d’aide.
JC, il va bientôt être l’heure de nous quitter tout de même, mais rapidement en quelques mots, quels sont les buts de guerre de Poutine, finalement ?
Et bien, ses buts de guerres initiaux sont perdus, c’était d’éviter que l’Ukraine tombe dans l’orbite occidentale, c’était en fait déjà fait, pour cela il aurait fallu qu’il se décide au moins deux ans plus tôt. À partir de là, il se retrouve dans une situation très délicate qui est « est-ce que des gains territoriaux peuvent encore valoir la peine ? » et quel serait l’ampleur du recul politique s’il fallait repartir en disant « nous évacuons après avoir obtenu des concessions politiques générales ». La bataille par exemple sur « l’adhésion ou pas à l’OTAN » n’a plus aucun sens quand les troupes ukrainiennes sont maintenant totalement intégrées aux troupes de l’OTAN par le matériel utilisé, par les tactiques, par la couverture d’informations électroniques ou voire même de contre-mesures. C’est donc une option où il risquerait de devoir reculer beaucoup et ne voulant pas reculer beaucoup il va essayer de prendre des gages pour pouvoir obtenir un équilibre dans la négociation. Et cela c’est quelque chose de résultat assez incertain et on ne peut pas écarter des situations catastrophiques s’il ne lui est pas laissé de porte de sortie avec des gains territoriaux comme la continuité avec la Crimée et de faire de la mer d’Azov une mer russe et non plus un golfe bordé de plusieurs États avec un détroit d’accès libre.
Et bien, merci, Jacques Cohen, de nous avoir éclairés sur la guerre entre Russie et Ukraine. Malheureusement, on aura certainement l’occasion d’en reparler.
À très bientôt. On parlera sans doute bientôt des sanctions économiques.