Jacques HM Cohen le 31 3 2023
Sur les ondes de RCF: LIEN
La chronique d’actualité avec le Professeur Jacques COHEN. Jacques bonjour.
Bonjour.
Il y a un homme dont vous voulez nous parler aujourd’hui, il s’agit d’Eugène PRIGOJINE. Vous avez déjà parlé de ce personnage au début du mois de mars. Pourquoi le remettre sur la table aujourd’hui ? Qui est-il, Jacques COHEN ?
Eugène PRIGOJINE, c’est le patron du groupe Wagner et d’un certain nombre d’autres opérations extérieures, pas forcément civiles, mais au service de la Russie. Et là, il a pris une position tout à fait inattendue qui implique des arrière-pensées politiques de sa part.

Eugène Prigojine au centre devant un char T34 de la seconde guerre mondiale sur le monument aux morts de Bakhmout.
On a déjà vu qui il est en général, et on sait que son groupe Wagner a servi à prendre pour l’essentiel Bakhmout, ce qui va se terminer bientôt. Il reconnaît d’ailleurs qu’il a eu des pertes considérables en disant qu’il a rempli son rôle historique, parce que les troupes ukrainiennes ont été bien plus étrillées que lui et que donc les ukrainiens vont manquer cruellement de troupes pour faire une contre-offensive significative. Alors qu’ils vont avoir des chars arrivant d’Occident mais qu’en matière de ressources humaines, si je puis dire, la bataille de Bakhmout que les ukrainiens ont accepté les a bien plus saignés que l’armée russe. PRIGOJINE a cette attitude de dire que le rôle historique de Wagner a été d’user l’armée ukrainienne mais que maintenant sur l’échiquier il ne va bientôt plus rester que l’armée régulière russe, ce qui lui permettra d’avancer beaucoup plus largement. C’est peut-être vrai, peut-être faux, mais du moins c’est une position qu’il développe. A noter d’ailleurs, que la ville d’Avdiivka, qui était le seul endroit du front qui n’avait pas bougé, y compris en février 2022, qui était restée comme le front de 2014 que les Ukrainiens avaient tenue jusqu’à nos jours, est elle aussi en passe de tomber rapidement un peu par surprise et qu’on a vu que des troupes de Wagner vont être déployées là-bas, en quelque sorte pour faire du nettoyage urbain, ce qui est leur spécialité, le reste des succès ayant été le fait des troupes aéroportées, c’est-à-dire en gros des parachutistes de l’armée régulière. Mais ce n’est pas là-dessus que PRIGOJINE a fait le plus de déclarations insolites ces temps-ci.
D’ailleurs, il est assez rare de voir PRIGOJINE s’exprimer, donc cela veut dire que lorsqu’il s’exprime, ce n’est pas pour rien, c’est attendu surtout ?
Il s’exprime assez souvent sur la guerre mais rarement sur la Russie et là, c’est le cas. Donc déjà sur Bakhmout, dernier point, il appelle Bakhmout par ce nom et non pas sous celui d’Artiomovsk, c’est à dire la ville du camarade Artiom, telle que la Russie soviétique avait appelé cette ville en 1921 à 2016, je crois, Artiom étant un dirigeant intéressant du point de vue russe parce que c’est un dirigeant ukrainien, premier dirigeant de la république populaire ukrainienne avant un accident de train, un train sophistiqué avant-gardiste, un train ultra-rapide à hélice, mais qui a déraillé et tué une partie des gens qui étaient dedans. Un peu l’aérotrain de Bertin de l’époque. Contrairement à POUTINE et à la presse russe qui continuent à employer le terme d’Artiomovsk, comme nom, PRIGOJINE emploie l’ancien nom de la ville Bakhmout, comme les ukrainiens, c’est déjà un point intéressant.
Est-ce que c’est une sorte d’opposition au régime, quelque part, de faire ça ?
Il veut se distancier plus de l’héritage soviétique que le fait le régime russe actuel parce que la deuxième déclaration totalement insolite, c’est le soutien qu’il a apporté pour qu’on révise le procès d’un dissident russe anti-guerre qui a pris deux ans du côté de Toula, je crois, parce que la conséquence c’est que sa fille, qui avait à l’école fait un dessin anti-guerre, risque d’atterrir dans un orphelinat, du fait de sa condamnation. Donc, cela est déjà assez insolite, parce qu’au départ PRIGOJINE était partisan d’une répression sérieuse de l’opposition à l’intérieur de la Russie, alors que POUTINE a choisi, au contraire, de laisser partir qui voulait partir. Bien sûr, la pression intérieure est modeste, sauf dans des exemples comme cette Directrice d’école qui a appelé la police parce que la gamine avait fait un dessin contre la guerre et, de fil en aiguille, le père s’est retrouvé condamné. Ce qui est intéressant aussi à noter c’est que PRIGOJINE avec les autres responsables de Wagner demande au juge du coin de reconsidérer la légalité éventuelle de cette condamnation. Ce qui est donc une pression publique. Parce que normalement quand il veut arranger le coup pour un dossier judiciaire, je pense que cela se termine avec une enveloppe et quelques accommodements. Là, il choisit d’en faire une manœuvre parfaitement légale dans les formes juridiques etc. Et surtout, pour dire que ce n’est pas pour un dessin que cette gamine doit être collée dans un orphelinat parce que son père prend deux ans de prison. En fait, là-dessus il y a deux points, il fait intervenir les gens de Wagner avec lui, parce que par définition, il y a eu beaucoup de morts dans Wagner et donc, il y a eu des orphelins et il s’aperçoit que ces orphelins atterrissent dans un système épouvantable de misère, dans ces orphelinats russes très sous développés. Et que donc, il faudrait bien évidemment y mettre de l’argent et les remanier complètement, mais qu’en l’état, c’est un endroit où il ne faut pas mettre les gamins. C’est déjà quelque chose d’assez spectaculaire comme position.
L’autre élément de sa position c’est qu’il peut prendre une position libérale, parce que la population russe est très massivement derrière son président pour défendre la guerre comme une menace, une guerre menée par l’OTAN, comme menace vis à vis de l’existence même de la Russie et que donc, si j’ose dire, c’est la clémence d’Auguste. Il peut être miséricordieux, il peut être clément, parce qu’un opposant par-ci par-là ne font pas de mal et un peu comme si vous voulez, après la mort de Staline, Laurent Beria a choisi de prendre une position libérale. Ce qui a d’ailleurs causé sa chute car Khrouchtchev, Malenkov et compagnie, les autres dirigeants soviétiques trouvaient que, si en plus il arrivait à obtenir un appel au peuple par une position libérale d’ouvrir les prisons, il risquait de les balayer et accessoirement d’ailleurs, de les envoyer remplacer les détenus libérés. Donc ils l’avaient roulé dans un tapis et emmené pour finalement l’abattre. Donc là PRIGOJINE prend cette position libérale parce qu’il y a une date importante en Russie en 2024. Il y a les élections présidentielles, dont on ne sait pas encore très bien ce que va faire POUTINE et on ne sait pas très bien quels remaniements ministériels en découleront. L’impression que me donne cette position de PRIGOJINE, c’est qu’il voudrait aller jouer, cette fois-ci, sur la scène politique.
Jacques COHEN, je me permets de vous interrompre, alors on n’a pas de boule de cristal, mais c’est quand même assez culotté de vouloir, quelque part, aller défier POUTINE, même si on ne sait pas très bien ce qu’il va faire.
On peut avoir une petite idée, mais je ne suis pas sûr qu’il veuille défier POUTINE. Il est fort possible qu’il prévoie de se placer dans le nouveau gouvernement que POUTINE nommera. POUTINE n’a pas envie de lâcher la barre, mais il peut être intéressant pour PRIGOJINE de jouer sur la scène politique et d’y acquérir une position importante à l’occasion du bouleversement de ces élections. Il peut aussi choisir d’être le sparring partner en quelque sorte de POUTINE pour être candidat contre lui et choisir de perdre depuis le début. Il peut choisir d’être premier ministre. Il peut même choisir d’être le candidat que POUTINE choisit. On ne sait jamais. POUTINE décidant à ce moment-là de tirer les ficelles en n’étant plus le président. Mais de toute façon, quelle que soit la place sur l’échiquier sur laquelle il peut être, ce type de déclaration complètement inattendue et d’action relativement élaborée indique le choix d’une position politique, PRIGOJINE étant un personnage curieux, comme je vous l’ai expliqué la dernière fois, d’ombre et de lumière. Dans la lumière, il dit des conneries, il galèje parfois, mais de temps en temps ses déclarations sont tout à fait sérieuses. Il est vraisemblable que cette fois-ci, il ait envie de jouer un peu plus que les utilités et de s’installer durablement à la lumière et ne pas être seulement un homme de l’ombre.
Merci Jacques COHEN de nous avoir éclairé davantage sur Eugène PRIGOJINE aujourd’hui. Certainement qu’on aura l’occasion de reparler de ce personnage. Pour plus d’informations rendez-vous sur votre blog : jhmcohen.com. A bientôt Professeur.
A bientôt.