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JHMC 4 Mai 2018
Les incidents du 1er Mai 2018 et les critiques du café du commerce ou de BFM concernant la tactique policière montrent une profonde méconnaissance du sujet chez les politiques comme dans l’opinion.
A défaut pour l’essentiel de la population française contemporaine, d’avoir fréquenté l’autre côté de la barricade autrefois, ces quelques remarques pourront aider à la compréhension de la logique policière contre des manifestations de rue en France.

Cocktail Molotov modèle standard lancé par un inconscient sans gants
Histoire du maintien de l’ordre
Si on remonte au 17 ème siècle, les choses n’avaient guère changé depuis l’Antiquité: La charge de cavalerie à la lance ou au sabre disperse la foule, au prix de nombreux morts ou blessés. Au 18 ème siècle une autre arme devient utilisable: si la foule veut investir un bâtiment ou se frayer un chemin dans une rue, c’est l’artillerie qui va résoudre la question. A condition d’être employée convenablement. Canons bien placés, tirant à mitraille et non à boulets, pas tous à la fois, car il faut recharger. Par exemple 4 canons ne doivent pas tirer ensemble mais un à un ou à la rigueur deux par deux. Ni trop tôt ni trop tard…
S’il est possible de placer les canons hors de portée de la foule piétonne derrière un fossé ou en haut d’une redoute, il est possible de laisser celle-ci approcher. Ce qui est au contraire très dangereux si les survivants de la salve peuvent parcourir les derniers mètres et assaillir les canons. C’est ainsi que Bonaparte fit ses preuves. Et son savoir-faire permit à son frère de négocier avec Barras à son piteux retour d’Egypte…
En 1830 et 1848, les émeutiers ont trouvé la parade contre les charges de cavalerie comme contre les tirs de mitraille: la barricade, couplée au percement des murs à l’intérieur des maisons permettant de surgir sur les arrières de la troupe assaillante et l’usage des projectiles incendiaires par les pétroleuses. Il faudrait non seulement des canons à boulets pour détruire les barricades mais des gros calibres très mal-pratiques à charrier. Donc c’est l’infanterie qui va nettoyer le terrain à coups de fusil et escalader les barricades. Les pertes des militaires assaillants sont lourdes….
Napoléon III fera percer de larges avenues par le Baron Haussmann pour que les barricades n’y soient plus imprenables..
Lépine, un Préfet avec des idées originales
Dans un contexte de manifestations sociales nombreuses et après la catastrophe de Fourmies et le massacre de manifestants par une arme de guerre alors moderne, le fusil Lebel, le préfet de police Lépine en 1893 a mis au point une tactique nouvelle, proprement révolutionnaire, qui aboutit à l’absence totale de décès parmi les manifestants pendant les longues années où il fut en fonction.
Les armes sont la pèlerine roulée et accessoirement la matraque en bois. Mais c’est surtout l’emploi de ses troupes qui fait la différence. Lépine fait manoeuvrer ses hommes pour disposer d’une force compacte très supérieure à celle des manifestants en un point donné, par surprise. Le plus souvent sur le coté ou les arrières de la manifestation. Il invente ainsi la dispersion de la foule aux moindres frais de part et d’autre.
Il invente aussi la canalisation, conduisant le cortège dans la direction voulue, en lui laissant toujours une porte de sortie, qui n’est bien sûr pas choisie au hasard. Il est aussi l’inventeur du filtrage des accès et de l’extraction d’individus repérés « pique assiette » par un commando de quelques policiers « en bourgeois » dans le cortège même. Agissant très rapidement avant que les manifestants n’aient le temps de réaliser ce qui se passe et de se ressaisir. La cavalerie devient une arme d’intimidation et de recours qu’il exhibe parfois, mais ne fait quasiment jamais charger.
Un point faible de la tactique Lépine est qu’il faut un très grand savoir-faire du commandement, des informations et des ordres en temps réels, sinon les choses peuvent très mal tourner pour des policiers isolés ou des manifestants encerclés par erreur.
Encerclement ?
Contrairement à une idée reçue, un dogme du maintien de l’ordre toujours respecté en France de nos jours, est qu’on n’encercle jamais les manifestants. Sauf à vouloir les massacrer genre escaliers d’Odessa dans le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein ou Place des Trois Cultures à Mexico en 1968. Une foule encerclée peut avoir des réactions imprévisibles et désespérées, hors de proportion avec ce que serait le raisonnement des individus qui la composent. Bousculade et piétinement, saut dans l’eau si les manifestants sont bloqués sur un pont, saut de hauteur déraisonnable, charge vers les forces de l’ordre…
Les successeurs de Lépine vont être confrontés aux limites de la charge qui est destinée à briser une foule en individus courant chacun pour soi. Si les manifestants sont organisés militairement, équipés d’un matériel équivalent à celui des forces de l’ordre, et surtout sont plus motivés, la charge peut échouer. Et les manifestants charger à leur tour. Ce qui le 6 février 34 ne laisse d’autre choix que des tirs de mousquetons.
Et qu’est devenue la cavalerie ? Redoutable contre des manifestants épars, elle est aisément vaincue par les fusées de feu d’artifice et les sacs de billes à lancer au bon moment qui font chuter les chevaux dont les cavaliers sont assaillis à terre… L’ultime avatar de la cavalerie sera les pelotons de voltigeurs motocyclistes avec un pilote et un passager muni d’un long bâton, chargeant des manifestants isolés ou en petits groupes pour hâter les dispersions….
L’armement
L’armement va évoluer de part et d’autre: les matraques vont s’alourdir et devenir élastiques. Les manifestants vont employer des frondes à élastiques ( à l’époque des morceaux de chambre à air de voiture qui ont aujourd’hui disparu ) et des boulons, de portée largement supérieure au lancé de pavé.
Des boucliers vont apparaître de façon tardive coté forces de l’ordre: il n’y en a pas durant la guerre d’Algérie. Ronds et opaques puis rectangulaires et transparents.
En face les couvercles ronds de poubelle équiperont les manifestants jusqu’à l’apparition des bacs rectangulaires à charnières qui vont les laisser assez démunis… Des protections multiples pour les forces de l’ordre, épaules tibias etc vont permettre des barrages statiques supportant les jets de projectiles mais aussi les alourdir, les empêchant de poursuivre la tactique du préfet Lépine de mobilité égale ou supérieure à celle des manifestants.
La course aux armements.
Coté forces de l’ordre, les grenades lacrymogènes, les grenades assourdissantes, les grenades soufflantes lancées à la main puis au fusil vont apparaître. Le but est toujours d’éviter de tirer à balles et de tuer. Coté manifestants le souci est identique: une violence maîtrisée car l’escalade ne pourrait que finir à l’avantage des forces de l’ordre si des automitrailleuses répliquaient à des tirs à balles réelles ou de mortiers de la part des manifestants. Ceux-ci se limitent aux bombes agricoles, fusées et mortiers de feu d’artifice. Et cocktails Molotov. Qui ne sont le plus souvent que de petites bouteilles d’essence. Car dopé de diverses façons qu’on n’abordera pas ici, le cocktail Molotov renouerait avec ses origines d’ailleurs, comme arme de guerre capable de détruire des chars… On peut aussi noter comme « modération » des manifestants des black blocs qu’ils ne s’en prennent pas directement aux forces de l’ordre sauf par lancés de projectiles à distance. Trouvant bien plus rentable de casser des vitrines et du mobilier urbain loin d’elles.
Des coups sur la gueule au « sans contact ».
Le surnom ancien des flics » les cognes « , résume l’ancienne tactique des coups sur la gueule. Pour éviter les nombreux blessés de part et d’autre comme en Mai 68, les forces de l’ordre ont mis en place une doctrine de mobilité et d’armement efficace à distance. L’affrontement exemplaire selon cette tactique eut lieu à Creys-Malville en 1977 lors d’une manifestation protestant contre le surrégénérateur nucléaire Super Phénix. Jamais les manifestants ne purent bombarder de projectiles les forces de l’ordre. Ils ne purent que reculer régulièrement sans contact face à l’avancée des forces de l’ordre déployant devant elles un rideau de grenades offensives et de grenades lacrymogènes à double explosion. Les manifestants avec leurs casques de motos ( non intégraux à l’époque ), leurs manches de pioches et leurs couvercles de poubelles paraissaient des guerriers moyenâgeux impuissants face à un tir de barrage d’artillerie durant la première guerre mondiale.
La police avait-elle enfin trouvé la solution ? Hélas non, car on relèvera un estropié qu’il faudra amputer d’une jambe, ayant essayé de shooter une grenade offensive pour la renvoyer. Et un mort par blast pulmonaire et/ou asphyxie par gaz est resté à terre dans le pré. C’était un non violent qui était resté assis devant l’arrivée du barrage de gaz et explosions.
D’autres événements défavorables, le dernier en date à Sivens, vont conduire à réduire la dangerosité mais aussi l’efficacité du matériel policier. Mettant les forces de l’ordre dans des situations ingérables. Les consignes d’emploi des flash-balls et des grenades lacrymogènes sont devenues absconses ( tir indirect ). Les grenades assourdissantes ont remplacé les grenades offensives puis soufflantes. Les grenades lacrymogènes sont considérablement moins efficaces et des masques industriels de peinture suffisent pour les supporter. Le risque du recours aux armes léthales est ainsi accru lorsqu’un jour ou l’autre des forces de l’ordre seront débordées.
Les barrages statiques sont réapparus sans protection des forces de l’ordre par une barrière à distance de gaz et souffles. Ce qui conduit malgré les protections individuelles à de nombreux blessés. Les dispositifs de barrières roulantes semblent peu employés du fait de la lourdeur et de la lenteur du déploiement des forces de l’ordre. Handicap constitutionnel de leur équipement actuel ou faute de commandement par chaîne de décision trop longue ou trop lente ?
La CGT n’est plus ce qu’elle était…
Un problème supplémentaire pour les forces de l’ordre de nos jours est de devoir séparer les manifestants pacifiques des casseurs violents. Le problème était autre fois réglé par le service d’ordre de la CGT. Plus rugueux en moyenne que les compagnies de CRS et infranchissable pour les casseurs. De nos jours, les cortèges syndicaux ne peuvent que fuir les casseurs et sont incapables de les empêcher de se replier dans leurs rangs. Se déployer en rangs de service d’ordre d’interposition au contact de part et d’autre est très malaisé pour les forces de l’ordre qui n’y sont absolument pas préparées et pour lesquels leur équipement est inadapté ( boucliers encombrants inutiles, matraques trop courtes…etc ).
C’est pourquoi l’état major de l’Intérieur a laissé et même encouragé les black blocs à avancer le 1er Mai tandis que les manifestants faisaient du sur place pour permettre qu’un vide s’instaure, puis les a refoulés, la manifestation classique s’étant mise à distance.
Les interpellations
L’interpellation en flagrant délit est en la matière une illusion. Caméras multiples et infiltrés permettent très bien d’identifier qui a fait quoi et si on le souhaite de les interpeller bien plus tard à tête reposée..
On ne peut encercler et arrêter 1200 personnes sans risques. Mais coincer par surprise de petits groupes, attendus sur leurs itinéraires de repli avant qu’ils n’abandonnent leur matériel a semble-t-il été mené de façon efficace.
Le futur
La seule arme non léthale de suprématie employée de nos jours est le bon vieux canon à eau. Jusqu’à ce que son jet ne projette quelqu’un sur des barrières ou poteaux conduisant à un décès…
La technologie moderne permet des dispositifs sonores, à infra ou ultra sons insupportables, des produits rendant la chaussée glissante comme de la glace, des gels se solidifiant emprisonnant leurs cibles. Les grenades peuvent devenir aveuglantes. Les armes et projectiles à impulsions ( taser et cartouches taser portant à plusieurs dizaines de mètres ), ne sont pas anodines mais moins léthales que des armes à feu.
L’arsenal législatif
On entend régulièrement réclamer de nouvelles lois répressives. Pourtant l’arsenal législatif est déjà pléthorique, mais le plus souvent impraticable. Une formation de gendarmerie attaquée au cocktail Molotov, arme de guerre, est fondée selon la loi à tirer après sommations, non seulement sur le lanceur mais sur l’ensemble des participants au regroupement armé interdit qu’ils constituent. Ce qui heureusement n’a jamais eu lieu. Mais malgré l’illusion majoritaire au café du commerce quelle loi plus drastique serait nécessaire ?
Conclusion
Avoir le dernier mot sans pour autant tuer reste la contradiction du maintien de l’ordre et de son matériel, qui n’est pas prête d’être résolue.