Ukraine : la boîte de Pandore des prochaines guerres

Chronique du 16 septembre 2022

Sur les ondes de RCF: LIEN

Avec nous par téléphone, on retrouve le professeur Jacques Cohen. Jacques, bonjour.

Bonjour.

Et on s’intéresse aujourd’hui aux conséquences de la guerre en Ukraine, avec vous professeur, peut-être un résumé des faits, finalement, que s’est-il passé en Ukraine ?

Pour la première fois les Ukrainiens ont mené une offensive éclair et victorieuse déclenchant un repli russe, j’allais dire en panique ou du moins d’extrême urgence. C’est un phénomène très important parce que le repli à Kiev, au début de la guerre, pouvait être compris comme quelque chose qui venait après une mauvaise ouverture, si j’ose dire. On efface et on recommence. Parce que la prise rapide de la capitale par l’effondrement du régime ne se passait pas, que les troupes aux alentours se replient, cela n’avait pas paru extravagant à tout le monde.

Là, il s’agit d’un endroit tout à fait sensible à l’est de Kharkiv parce qu’il conditionne en plus la possibilité de terminer la conquête de l’Oblast de Donetsk qui est maintenant sérieusement compromise. Alors que les Ukrainiens aient réussi ceci paraît bien sûr dû à l’aide occidentale. Cela remet en question la perspective d’une issue de la guerre, soit par un cessez-le-feu sur une ligne qui ne bouge plus, soit par une victoire russe. Et donc on en passe à admettre aussi la possibilité d’une victoire ukrainienne battant peu à peu le corps expéditionnaire russe. Ce n’est pas certain bien sûr, mais ce n’est pas exclu, et cela, ça change beaucoup de choses en dehors de l’Ukraine. C’est-à-dire que la possibilité que la Russie ne soit plus une puissance régionale efficace contrôlant ce qu’il se passe à ses frontières est quelque chose d’extrêmement déstabilisateur. 

Exklaven_von_Usbekistan,_Tadschikistan_und_Kirgisistan

Confit armé entre le Kirghizistan et le Tadjikhistan. Une frontière complexe avec des enclaves multiples….

Alors c’est-à-dire JC ? Si l’on va au-delà des frontières de la Russie et de l’Ukraine, est-ce qu’il y a des conséquences hors d’Ukraine justement ?

Et bien, il y a déjà eu des conséquences sur des choses que l’on n’imagine pas.

C’est-à-dire ?

C’est-à-dire qu’on a généralement l’impression qu’en dehors de l’histoire de l’Ukraine, c’est la paix dans toute la région, que ce soit en Asie centrale, que ce soit en Europe de l’Est, mais c’est extrêmement fragile. Il faut se rappeler la Yougoslavie qui tenait assez bien et qui a été balkanisée, c’est l’expression traditionnelle puisque ce sont les Balkans, c’est-à-dire éclatée en miettes sans grand pouvoir chacune, se faisant une guerre perpétuelle. Et bien ça, c’est une menace à bien plus grande échelle s’il n’y a plus de puissance régionale. Et que l’empire américain ne veut pas jouer se rôle. Se contentant de défendre ses intérêts depuis le ciel en laissant communautés ou féodalités s’étriper au sol tant que ses intérêts ne sont pas directement menacés.

Déjà, les premières conséquences qui se sont manifestées sans délai, ce sont deux incidents armés importants. L’un entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Donc un réveil d’une guerre qui était arrêtée par la présence d’un corps d’interposition russe et à partir du moment où l’un ou l’autre ou les deux considèrent que les russes ne sont pas prêts à mettre le paquet pour écraser toute velléité de ressortir les armes, et bien, on peut recommencer et les Russes risquent de se retrouver dans la situation traditionnelle des Casques bleus qui regardent passer des balles ou les obus.

Deuxième incident, dans la même semaine, tout de suite il y a les incidents entre le Tadjikistan et ses voisins kirghizes avec usage des armes aussi aux frontières. Donc on voit que contrairement à l’impression générale, la paix est précaire et qu’il y a une multitude de guerres possible. Alors non seulement dans les républiques d’Asie centrale, avec entre autres la question du Baïkal et l’utilisation de ses ressources hydriques, mais tout le Caucase. Le Caucase c’est une poudrière épouvantable, la Géorgie a très envie de reprendre l’Ossétie du sud et l’Abkhazie, la Géorgie n’est pas forcément en si bon terme que cela avec ses voisins: il y a eu lors d’une des guerres précédentes quelques massacres de villages géorgiens au confluent des trois frontières à l’est de la Géorgie. Les républiques actuellement russes, que ce soit la Tchétchénie – vous savez qu’il y a déjà eu une guerre, mais ça peut très bien se réveiller – contre les Ossettes du Nord, contre les Abkhazes ou la Balkarie. Donc je vous épargne ce puzzle de guerre perpétuelle possible.

On peut dire que tout cela c’est loin, mais déjà l’Europe s’est aventurée un peu inconsidérément à dire que les Géorgiens pourraient très bien rejoindre l’Union européenne, ce qui me parait de ce point de vue-là mettre un pied européen dans une poudrière, mais bien plus à l’ouest parce qu’il n’y a aucune raison que les Polonais n’aient pas bien envie de récupérer la Bielorussie, voire plus tard la Galicie en faisant la guerre à l’Ukraine. Les Lituaniens également et les polonais ont des vues sur Kaliningrad, qui était autrefois Königsberg, et ainsi de suite. Ce n’est pas la peine d’aller beaucoup plus loin, si ce n’est quand même de rappeler que tout cela peut s’étendre vers l’ouest, car les Hongrois ont non seulement des minorités importantes en Slovaquie, en Roumanie et en Serbie, mais que par exemple, il y a un barrage en Slovaquie qui contrôle de fait l’utilisation des eaux du Danube et l’irrigation de la pleine Hongroise de l’ouest. Donc de même également, l’est de la Slovaquie est très largement à population d’origine Maggyare, l’ouest de l’Ukraine la ville d’Oujgorhod, c’est à peu près la même chose, c’est une zone irrédentiste pour les Hongrois. Sans parler de la Moldavie ex-Bessarabie, convoitée par ses voisins. Et donc des guerres en Europe on peut en avoir énormément s’il n’y a plus de puissance stabilisatrice. Alors on peut dire que si la Russie ne sert plus à cela, l’Europe pourrait le faire, mais là c’est une plaisanterie parce que malheureusement l’Europe existe de moins en moins en terme politique puisqu’on étend inconsidérément une zone de libre-échange sans avoir d’homogénéité politique, et la conséquence c’est que sans homogénéité politique on n’a pas non plus d’armée pour dissuader les gens de faire ce genre de choses.

Puisque vous parlez de l’Europe, je me permets de vous interrompre parce que le temps passe toujours très vite et je sais que vous avez des choses à dire, mais récemment, il y a eu les déclarations de la présidente de la Commission européenne Ursula VON DER LEYEN. Que pensez-vous de ces déclarations ?

Et bien, elles sont à mon avis assez dangereuses. Parce qu’elle a dit en gros, qu’on jugerait POUTINE quand il aurait perdu la guerre, mais ça, cela veut dire comme le disait ROOSEVELT « Unconditional surrender », c’est-à-dire capitulation sans conditions, occupation, etc… C’est la perspective de l’anéantissement de la puissance russe avec la perspective subsidiaire du démantèlement de ce qui est encore à l’intérieur des frontières russes. Cela, c’est une position qui a un gros inconvénient qui est de supprimer une puissance régionale qui mettra inéluctablement un certain temps à se réveiller, on l’a bien vu pour l’Allemagne entre 1920 et 1940. Et d’autre part, dans le cadre d’une guerre actuelle en Ukraine, si la perspective c’est qu’il faut aller à Moscou et faire une guerre de cette échelle, je ne suis pas sûr que ce soit la seule possible. Alors vous allez dire que POUTINE a déclenché la guerre, que donc que les crimes ou la mortalité de la guerre – la guerre est un crime -, lui sont imputables. C’est tout à fait exact, même s’il a quelques circonstances atténuantes par le fait que d’autres l’ont poussé à la faute, mais de toute façon la faute c’est lui qui l’a commise.

Mais malheureusement, la politique des États ce n’est pas une question de bien et de mal. Nous sommes sur une antenne où le noir et blanc du bien et du mal est peut-être plus marqué qu’ailleurs, mais il faut être réaliste. Et si nous ne regardons que le bien et le mal, d’ailleurs il faut dans ce cas-là regarder également la paille et la poutre et se dire que le camp du bien n’est peut-être pas lui aussi à 100 % en train de faire du bien, et en particulier ce qui a été fait en Syrie, ce qui a été fait en Irak n’est pas forcément ce qu’il y a de mieux, si l’on peut dire. Et ce bien et ce mal doivent céder la place à la realpolitik, car hélas les États ont des intérêts et ne peuvent pas seulement raisonner en bien et en mal. Alors la realpolitik c’est d’être réaliste, et d’être réaliste sur le fait qu’il est utile que la Russie reste une puissance régionale. Alors évidemment, de nombreux progrès de ce pays sont souhaitables et sont probablement non pas à l’ordre du jour d’aujourd’hui, mais plus tard après la disparition du régime POUTINE. Mais la disparition de la Russie comme puissance régionale sans remplacement à ce moment-là uniquement par l’empire américain à l’échelle mondiale me parait quelque chose de nuisible à l’Europe, car on voit ce que cela a donné encore une fois au Moyen-Orient et nous en viendrons donc peut-être à envisager d’autres solutions que d’aller à Moscou dans une guerre extrêmement coûteuse et longue et qui ne déboucherait pas sur une stabilisation sérieuse de la région au contraire.

Ce sera la fin du temps, Jacques Cohen. Ça sera la fin du temps, désolé le temps est imparti vous le savez, vous en direz certainement plus sur votre blog jhmcohen.com. A très bientôt professeur.

À très bientôt.

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