Visite de Zelensky aux USA, 3 lignes pour une guerre

Jacques HM Cohen  21 12 2022

Sur les ondes de RCF: LIEN 

Avec nous par téléphone le Professeur Jacques Cohen pour sa chronique d’actualité. Jacques, bonjour !

Bonjour !

Aujourd’hui, on va faire une photographie de ce qu’il se passe dans l’actualité internationale avec cette visite que l’on peut qualifier de surprise finalement, du Président Zelensky du côté des USA.

Absolument. Cette visite a 2 rôles, un rôle de politique intérieure US et un rôle, bien sûr, sur la conduite de la guerre en Ukraine. En politique intérieure, il faut bien voir que les républicains sont très réticents aux dépenses considérables envisagées pour aider l’Ukraine. Une partie d’entre eux disent ouvertement qu’ils ne veulent plus payer, d’autres attendent simplement l’occasion d’un vote pour réduire les dépenses puisqu’ils contrôlent quand même la chambre des représentants. Les démocrates, eux, veulent engager le maximum de dépenses et surtout contraindre à l’unanimité du soutien, du moins en façade, à Zelensky et à l’Ukraine. On peut remarquer d’ailleurs que tous les comptes rendus de séance US de cette réunion commune des 2 chambres où il a parlé ne disent pas un mot de l’opposition de gauche, c’est-à-dire des démocrates qui sont réticents à l’aide à l’Ukraine comme Alexandra Ocasio-Cortez ou des gens de ce genre. Je ne sais pas s’ils étaient là, je ne sais pas s’ils ont applaudi, alors qu’on a le détail des républicains absents, de ceux qui n’ont pas applaudi, etc. De ce point de vue-là, c’est une opération de politique intérieure visant à contraindre le maximum de républicains à soutenir les démocrates dans l’aide à l’Ukraine.

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Le Président ukrainien devant le congrès US. Derrière lui, la Speaker Nancy Pelosi et la vice-présidente Kamala Harris tiennent un drapeau ukrainien couvert d’inscriptions de demande d’aide par des soldats sur le front de Bakhmut. Hasard ou présage, elles le tiennent à l’envers de l’écriture des inscriptions. ( cliché NYT ).

Mais les missiles Patriots, c’est une aide sérieuse, non ?

Les Patriots sont efficaces pour détruire à grande distance des missiles balistiques qui montent très haut. Leur action contre des missiles de croisière ou de plus petites choses, n’a pas été très efficace en Arabie Saoudite. Ce sont des missiles destinés à éviter l’envoi sur Kiev d’un missile balistique à tête nucléaire. Contre le reste, il n’est même pas sûr qu’ils puissent être eux-mêmes bien défendus. Il y a cependant un effet de billard à plusieurs bandes en matière de rupture d’équilibre de dissuasion nucléaire aux étapes, en quelque sorte initiales d’escalade mesurée ou d’avertissement. Les ukrainiens ont commencé à cibler les bases de départ des bombardiers russes lanceurs de missiles de croisière, utilisés jusqu’ici avec des têtes conventionnelles. Mais ce sont les mêmes qui pourraient emporter des têtes nucléaires et représentent la composante aérienne à missiles de croisière nucléaires russes. Cette composante est celle des frappes « mesurées ». Mais si les ukrainiens accentuent cette action jusqu’à paralyser ces TU95 et SU22 et TU 160, l’efficacité potentielle nucléaire sera elle aussi mise en cause. Si les missiles balistiques à faible charge nucléaire ne peuvent plus frapper Kiev du fait des Patriots, il ne restera aux russes que les « gros » missiles nucléaires à têtes multiples et fortes charges depuis des silos, des camions, ou des sous-marins. Les privant de frappes d’avertissement. Une rupture majeure d’équilibre nucléaire Russie/USA. Facteur d’incertitude et d’instabilité dans la conduite de la guerre en Ukraine.

Il y a d’ailleurs, sur la mauvaise compréhension entre les besoins ou les demandes des Ukrainiens et ce que Biden et Blinken ont comme politique, un exemple tout à fait net de la speaker, Madame Pelosi, avec une autre personne qui ont tenu derrière Zelensky pendant son discours un drapeau ukrainien venu du front avec des inscriptions faites par des combattants pour demander des armes,. Mais comme elles ne lisent pas le cyrillique, elles l’ont brandi à l’envers, ce qui montre aussi quelques difficultés de compréhension et quelques difficultés entre les lignes possibles comme je vais vous le présenter maintenant.

Justement, JC, ce sont quoi ces lignes dont vous parlez ?

Finalement, il y a 3 lignes. La première ligne c’est celle que défendent les Ukrainiens qui est que pour battre les Russes, il faut aller les battre jusqu’à Moscou et au-delà mener une guerre de destruction, prélude à un démantèlement de la Russie. Ils pratiquent donc une politique d’escalade pas à pas vis-à-vis de laquelle les Russes n’ont guère de moyens de réponse, parce qu’ils n’ont que de grosses escalades qu’ils ne veulent pas prendre, comme d’attaquer directement d’autres pays de l’OTAN ou des armes nucléaires de faible puissance, ce qui ne marcherait pas bien et c’est une toute autre affaire. En fait, la seule escalade militairement efficace qu’ils pourraient envisager serait d’employer des gaz, ce qui dans les guerres de siège comme celle de Bakhmout est extrêmement efficace. Mais c’est aussi une escalade politique, et ils ne pourraient le faire que sur une escalade très significative de type bombardement de Moscou ou des choses comme de gros attentats tuant de nombreux civils russes, que les Ukrainiens ont certainement en tête. Les Ukrainiens veulent donc une guerre généralisée et les Occidentaux n’en ont pas du tout envie. Cette guerre généralisée a plusieurs inconvénients, dont le premier majeur est d’unir les Russes autour de leur drapeau et donc de renvoyer le changement de régime ou de dirigeant à Moscou aux calendes grecques après une guerre extrêmement coûteuse de plusieurs années et une dévastation de toute l’Europe, économiquement au moins, voire même physiquement. Cette guerre que veulent les Ukrainiens, personne d’autre n’en veut, sauf les pays baltes. Manifestement, même en Pologne, les dirigeants sont partagés, sans parler de l’opinion publique en Pologne ou en Roumanie qui considère que les Ukrainiens et les Russes étant des Slaves et des sauvages, il n’y a qu’à les laisser s’entre-tuer, mais c’est autre chose.

Les 2 autres lignes sont en fait le dédoublement de celle que jusqu’ici les Occidentaux ont tenue. La ligne tenue était d’armer les Ukrainiens pour qu’ils ramènent les Russes à la frontière et la réponse des Ukrainiens et leur chantage, on peut le dire, c’est « nous n’y arriverons pas, sauf si vous nous laissez mener une guerre en profondeur sur toute la Russie. Sans cela, nous ne pourrons pas ramener les Russes à la frontière et si vous arrêtez de nous soutenir parce qu’on a lancé une guerre au cœur de la Russie, on perdra la guerre et cela, vous ne le voulez pas ». C’est ce que j’ai déjà présenté plusieurs fois comme une dissuasion du faible au fort. Ce qui fait qu’on en aboutit à une troisième ligne que peuvent développer les occidentaux : « puisque vous ne pouvez pas ou ne voulez pas raccompagner uniquement à la frontière ces troupes russes, à ce moment-là, nous nous accommoderons d’une guerre de tranchée de longue durée, parce qu’en termes de puissance industrielle, nous userons le potentiel russe dans cette guerre, un peu comme dans la Première Guerre mondiale ». Mais cela implique de continuer une guerre très coûteuse en hommes sur le territoire ukrainien, et ce, pour des années.

Il faut voir aussi que les Russes ont le même raisonnement, car ils ont annoncé un plan de développement de l’armée russe pour l’augmenter en puissance et pouvoir faire face par exemple à quelque chose dans les pays baltes, et ce plan demande entre 3 et 5 ans de développement, c’est donc aussi un plan sur la durée qu’ils envisagent. Reste à voir si c’est un vrai plan ou si c’est un modèle de papier pour indiquer qu’on pourrait le faire, car de toute façon, on ne peut pas en décider pour l’instant. Entre ces 3 lignes, il y a des divergences, y compris à l’intérieur du camp occidental, sur que faire. Pour l’instant, aux États-Unis, l’état-major semblait totalement hostile à la guerre en profondeur au cœur de la Russie. Il se peut que le raisonnement change ou pas, dans la mesure où les Russes sont coincés, comme je vous l’ai dit, en n’ayant pas beaucoup de moyens d’escalade modérée. Mais si cette option qui, pour les Européens, est certainement catastrophique est refusée, on va voir si on maintient la deuxième option qui était la ligne générale, c’est-à-dire ramener les Russes à la frontière en mettant la Crimée entre parenthèses, ou si la solution du front actif d’usure du potentiel Russe est finalement choisie.

Mais les Ukrainiens ont une certaine marge de manœuvre, car ils peuvent développer des attaques en profondeur, même sans l’aval des Américains ou des occidentaux et à ce moment-là, ils peuvent influer sérieusement sur le type et le cours de la guerre puisqu’encore une fois, les occidentaux ne peuvent pas se permettre de leur dire « si vous trichez, on vous laisse tomber », car à ce moment-là, les Ukrainiens répondront « dans ce cas, nous perdrons la guerre et vous ne le voulez pas ».

Mais alors, JC, à partir de l’ensemble de ces points de vue, qui est finalement celui qui peut décider de mener ou non la guerre et de faire en sorte que le conflit s’oriente d’une façon ou d’une autre ?

Malheureusement, comme souvent dans les guerres, les guerres se mènent toutes seules. Des logiques différentes et fragmentaires s’enchaînent comme des engrenages d’une façon implacable, alors que personne n’avait voulu ceci ou cela. On l’a vu par exemple sur le déclenchement de la Première Guerre mondiale, mais on peut le voir déjà sur le déclenchement de cette guerre ci. Des mesures de petite taille ou des coups d’épingle donnés aux Russes ont convaincu Poutine qu’il n’avait pas d’autre choix que d’attaquer. Il voulait faire un changement de régime politique, mais il a complètement échoué et n’a pas immédiatement arrêté. Les choses sont écrites, à partir du moment où il n’a pas obtenu le changement politique immédiat, toute action militaire, qu’elle gagne ou qu’elle perde, ne peut-être qu’une défaite pour lui puisqu’en cas de victoire même totale avec un envahissement du pays, il aura une guerre de guérilla sur les bras pendant des années et cela finira comme en Afghanistan pour les russes puis les USA. Et dans le cas d’une défaite, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin sur l’impact que cela aura sur la crédibilité comme puissance régionale de la Russie. Donc, il continue parce qu’il ne peut pas reculer et ainsi de suite. Pour les Ukrainiens, qui ont l’ambition de libérer leur pays et peut-être d’envahir un peu les marges autour pour l’agrandir, là aussi il y a une logique infernale. Du point de vue des Occidentaux, la volonté de ne pas laisser une victoire à la Russie peut conduire à devoir assumer des choses dont ils n’ont aucune envie si les Ukrainiens les y forcent. Encore une fois, la logique des guerres n’est pas forcément la logique de chacun de ceux qui la font, c’est une logique intrinsèque de la guerre qui malheureusement conduit à des catastrophes inévitables.

Reprenons encore pour finir la situation de l’Ukraine et cette guerre. La situation russe juste avant le déclenchement était en terme stratégique en Ukraine excellente. Une bonne partie de la population leur était favorable, certes minoritaire, mais une bonne partie. Le régime faisait qu’un pays bénit des dieux, qui a des ressources en charbon, en fer, en ressources hydroélectrolytiques exploitées, des centrales nucléaires, (du courant bon marché donc) qui a une agriculture avec un potentiel colossal, qui avait hérité à la chute de l’URSS d’une industrie des fusées et d’un constructeur aéronautique majeur Antonov. Chez qui les ukrainiens n’ont d’ailleurs pas été capables de finir en 30 ans le second exemplaire d’avion géant An 225 alors même que le premier est hyper rentable. Et bien ce pays a été ruiné par une gestion désastreuse et son économie dépecée par des mafieux. C’est le seul pays de l’ancien bloc de l’est dont le niveau de vie ait baissé depuis 1990. De laisser cet État mafieux terminer de s’écrouler en versant un peu d’huile sur le feu régulièrement, et que la population demande aux Russes de faire le ménage était une option pour les Russes bien plus efficace que de se lancer dans cette aventure. Et bien ils l’ont laissé passer.

évolution population en ukraine

évolution de la population ukrainienne jusqu’au déclenchement de la guerre en février 2022. Par rapport au point haut de 1993-1994, l’Ukraine a perdu 8 millions d’habitants soit 15% de sa population maximale et 18% de sa population 2022.

En tout cas, un grand merci, JC, de nous voir éclairés sur cette chronique d’actualité politique internationale. On vous dit à très bientôt et nous vous souhaitons de très bonnes fêtes de fin d’année, Professeur.

À très bientôt, bonnes fêtes à tous !

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