Guerre en Ukraine: 2 tactiques contradictoires de Kiev

Jacques HM Cohen 15 6 22

Sur les ondes de RCF: LIEN

Jacques COHEN, aujourd’hui, vous voulez nous emmener en Ukraine faire une nouvelle photographie de ce qu’il se passe actuellement. D’abord, la photographie a commencé ce jeudi, le Président Emmanuel MACRON, avec une délégation européenne, nous allons l’appeler ainsi, qui était dans le train en direction de l’Ukraine.

Oui, Emmanuel MACRON avec SCHOLZ et DRAGHI viennent ensemble à Kiev aujourd’hui. Emmanuel MACRON a un passif à remonter dans l’opinion ukrainienne, lié au terme « humiliation ». Je vais tacher de vous démontrer que c’est le problème d’une infirmité du Président français qui a ce que j’appelle une anosmie sensitive.

C’est-à-dire, JC ?

C’est-à-dire qu’il comprend et utilise un mot pour sa valeur rationnelle et objective, mais il ne comprend pas la charge émotionnelle qu’un mot peut contenir pour son interlocuteur.

Là, il s’agit du mot « humiliation ». Il a dit qu’il ne faudrait pas humilier la Russie. Il y a un problème de timing et il y a d’abord à rappeler, ce qu’il n’a pas fait, que Vladimir POUTINE s’est humilié tout seul en lançant une guerre dans des conditions lamentables avec tous les résultats catastrophiques de toutes guerres et en particulier comme résultat contre la Russie qu’elle y perd l’essentiel du crédit qu’elle pouvait avoir en Ukraine. Donc de ce point de vue, il faut poursuivre l’humiliation de Vladimir POUTINE pour aboutir à la résolution du conflit sur les frontières anciennes de l’Ukraine. Et probablement, l’idéal serait sur un certain nombre de changements à l’intérieur du pays dont le sens général serait d’une plus grande liberté et d’une décentralisaton. Car il est tout à fait exact que la langue russe par exemple, est pourchassée et bannie des écoles, ce qui est stupide quand la population ne parle l’ukrainien de l’ouest que pour 20 ou 30 % d’entre eux à peine. La plupart parle russe ou Surzhyk qui est un mélange largement russe. Dont le président ZELENSKY d’ailleurs puisqu’il a initialement dû apprendre l’autre langue. Pourquoi il ne faudra pas humilier la Russie dans une phase ultérieure ? D’abord, il faut rappeler que l’on a une situation qui va comporter, si tout va bien, une négociation après l’armistice et puis d’autre part, des traités de paix. On est un peu dans la situation de 1918 et des traités de Versailles et de Trianon 1920, 1921. Lors de ces traités, effectivement, il parait souhaitable de ne pas essayer de détruire la Russie ni de balkaniser y compris la Fédération de Russie, mais de la garder comme puissance régionale qui est une puissance stabilisatrice dans le Caucase ou en Asie centrale par exemple, elle l’a montré à plusieurs reprises récemment, même si cela fait grincer les dents des Géorgiens, par exemple. À partir de ce raisonnement qui est à trois coups de distance, Emmanuel MACRON a dit qu’il ne faudrait pas humilier la Russie de la même façon que l’humiliation de l’Allemagne avait conduite à son engagement durable, finalement avec succès, vers une politique de revanche, alors que BRIAND et STRESEMANN voulaient s’orienter différemment.

Donc là, la population ukrainienne n’a rien compris à ce qu’il a dit et le résultat c’est qu’ils ont pensé qu’il ne fallait pas humilier la Russie hic et nunc, maintenant, et donc ne pas humilier POUTINE. Et de la part de quelqu’un qui vous balance des milliers d’obus tous les jours, cela paraît dur à avaler pour les ukrainiens. E Macron va donc à avoir un petit peu à ramer, on va voir comment il s’en sort et s’il arrive à expliquer qu’il faut humilier POUTINE ou que POUTINE s’est humilié tout seul et que la question qu’il discutait était quelque chose de beaucoup plus lointain.

Mais, je voudrais maintenant que l’on aborde quand même le problème des deux tactiques ukrainiennes qui sont simultanées et qui semblent assez contradictoires. D’une part, à l’étonnement des militaires du monde entier, Américains compris, les Ukrainiens versent du monde dans le chaudron, comme on dit, de l’Est, avec un risque d’encerclement, et même sans encerclement avec des pertes considérables. Le raisonnement c’est de dire qu’une guerre d’attrition, notamment urbaine, est pénible pour la Russie. De la part de l’Ukraine, c’est incompréhensible parce qu’elle est encore plus pénible pour l’Ukraine.

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cimetière provisoire à Marioupol

On a l’impression que c’est un choix tactique de ZELENSKY, qu’il veut montrer que les Ukrainiens se battent pour leur liberté au prix de laisser détruire son corps de bataille, ce qui réduira sérieusement ses capacités militaires pour un moment parce que le rééquipement, et non pas la livraison de quelques équipements de pointe par les Occidentaux, ne peut pas avoir lieu en moins d’un an à 18 mois, tout simplement parce que le matériel n’est pas disponible. Rien qu’en remplacement du matériel perdu, les ukrainiens parlent de 500 chars. C’est plus du double de l’ensemble des chars Leclerc dont dispose l’armée française. Concernant les fameux canons Caesar, la production habituelle est de 10 par an ! Aucune des fabrications occidentales ne dispose de lignes de production industrielle. C’est devenu une fabrication artisanale comme les sacs de luxe !! Et en plus, il faut apprendre à s’en servir et c’est un matériel occidental donc beaucoup plus fragile et plus complexe que ce dont ils ont l’habitude. Cette tactique-là peut avoir une logique qui est de faire comprendre aux Ukrainiens qu’il va falloir négocier un jour ou l’autre et qu’en ayant perdu son corps de bataille, c’est une bonne occasion de le montrer tout en ayant tenu longtemps, causé des pertes aux Russes, etc. ce qui permet de montrer que les Ukrainiens tiennent bien et se battent, qu’ils croient à leur cause. Et on peut arriver ainsi à une base dans l’opinon ukrainienne permettant d’ouvrir des négociations.

JC, c’est une des tactiques, mais ce n’est pas la seule.

Dans le même temps, on voit se dérouler une tactique assez différente qui est de porter la guerre en Russie. Alors tout d’abord, cela a été par des bombardements de villages frontaliers et d’ailleurs, de bombardements du même genre que ce que les Russes ont fait, c’est-à-dire y compris avec des armes à fragmentation avec des sous munitions. Dont il faut rappeler qu’une centaine de pays les ont bannis, mais comme par hasard, ni la Russie, ni l’Ukraine, ni les États-Unis. Ensuite, ils ont tiré un petit peu plus loin, à 20 ou 30 kilomètres de la frontière, d’abord dans des zones où il y avait les troupes d’occupation russes en face de cette frontière du côté ukrainien, depuis une semaine, dans des zones de plus en plus à l’ouest, y compris pas loin de la Biélorussie, dans des zones où il n’y a plus de troupes occupantes et pour plusieurs endroits, dans des zones où il n’y avait plus de combat, puisqu’il n’y a plus d’occupation. Là, il s’agit un peu de coups d’épingle ou de vouloir habituer à ce que les combats aient lieu sur le territoire russe. Pour l’instant, ce sont des cibles sans intérêt, malheureusement, à part de tuer du monde dans des villages agricoles, ce n’est pas sur des cibles importantes. Il y a eu néanmoins, hier ou avant-hier un bombardement à Belgorod qui est une ville importante, mais ce n’était qu’un seul missile. Dans ce genre de tactique, il y a deux aspects : l’aspect militaire. Au début, quand il y avait des combats en face du côté ukrainien, de l’autre côté de la frontière, finalement, c’est de bonne guerre. Quand les Ukrainiens ont réussi à glisser deux hélicoptères qui ont tiré sur des citernes d’essence à Belgorod en début de guerre, cela correspond exactement à rendre la monnaie de la pièce à l’agresseur. Maintenant et en particulier dans les zones où il n’y a pas de combat, c’est quelque chose de délibéré et pour l’instant de coups d’épingle, quoique un bombardement récent sur Belgorod avec un seul missile laisse sous-entendre que les choses peuvent aller plus loin. On peut en rapprocher le bombardement de la grande ville de Donetsk avec de nombreuses victimes civiles. Le camp russe et séparatiste affirmant qu’il s’agit de tirs d’artillerie avec des calibres occidentaux.  C’est le genre de chose si la guerre dure encore des mois ou des années qui érodera l’image ukrainienne, à montrer que les deux camps s’en prennent aux civils sans d’état d’âme. 

Les Américains ont refusé de livrer des armes de portée plus importantes, permettant de tirer jusqu’à 300 kilomètres, parce qu’ils ont très bien compris que les Ukrainiens pourraient s’en servir – généralement, quand on les a, on ne peut pas s’empêcher de s’en servir – pour porter la guerre en Russie sur des sites importants et d’enjeu militaire, ce à quoi Moscou ne peut réagir que par une escalade, évidemment. Cette tactique-là vise à obtenir une escalade de la part de Moscou et d’arriver à impliquer l’OTAN parce que s’ils arrivent à bombarder quelque chose de sérieux à Briansk ou à Belgorod, les Russes taperont sur la présidence à Kiev et pour le faire, puisqu’il y a un système antimissile, il faut en lancer beaucoup à la fois par saturation. Cela va donc faire des destructions massives et beaucoup de morts dans le centre de Kiev et d’espérer par cette solution-là, en ayant tué aussi pas mal d’étrangers qui traînent à Kiev, d’obtenir un engagement de l’OTAN. Donc là, c’est une tactique de surenchère et d’escalade. Cette tactique est-elle bien celle de la présidence ukrainienne ? Je n’en suis pas totalement certain parce que les milices nationalistes d’extrême droite qui ne représentaient presque rien au début de la guerre, contrairement à l’affichage de Vladimir POUTINE, ces milices croissent du point de vue influence politique et gardent, voire montrent de plus en plus une autonomie militaire. Ce sont des fantassins, ce ne sont pas les armes les plus sophistiquées, mais ils ont récupéré quelques lance-roquettes multiples de type Grad ou Smertch, et peut-être quelques missiles balistiques Tochka-U qui portent à une centaine de km. Ils sont donc parfaitement capables de faire cela tout seuls en n’obéissant pas. Car du point de vue des Américains, la notion avait été assez claire qu’il ne s’agissait pas que les Ukrainiens mènent d’actions offensives en Russie. Je pense que le rétablissement d’un lien téléphonique entre le chef d’état-major américain MILLEY et le chef d’état-major russe GUERASSIMOV n’est pas pour rien dans cette histoire. Les Américains ont des moyens de pression en particulier par le fait que les Ukrainiens sont totalement dépendants d’eux pour la partie renseignements. Ce n’est pas seulement sur les livraisons parce qu’il y a des stocks, des approvisionnements que l’on ne peut pas couper du jour au lendemain, mais le renseignement, c’est du jour au lendemain que l’on peut dire « on ne transmet plus, on ne voit plus rien ».

Kiev sait quand même qu’ils ne peuvent pas provoquer trop les Américains, mais ils ont une grosse expérience du mensonge vis-à-vis des organismes internationaux. Ils ont quand même réussi à mentir six fois au FMI dans des conditions exceptionnelles. Le FMI a interrompu à plusieurs reprises son programme d’aide parce que les ukrainiens ne respectaient pas ce qui avait été signé. Donc il peut y avoir des gens en Ukraine ayant le raisonnement que l’on va continuer à les berner et à les manipuler, peut-être à ce moment-là considèrent-ils que les deux tactiques, l’escalade et le fait de perdre son corps de bataille pour exiger qu’on rééquipe entièrement l’armée ukrainienne, puissent être complémentaires. Mais je ne suis pas certain que les deux tactiques soient, en fait, pensées comme simultanées, et deux volets d’une même politique. J’ai plutôt l’impression qu’il y a deux politiques qui se développent de façon assez indépendante.

Merci JC, d’avoir décortiqué pour nous ces deux tactiques en Ukraine. On vous retrouvera prochainement. À bientôt !

À bientôt !

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