La fin de l’empire des grippes. Vers un monde viral polycentrique ?

JHM Cohen 27 01 2022

Sur les ondes de RCF: LIEN

Charles Nicolle 1932: «  » La maladie infectieuse, phénomène biologique, porte les caractères de ces phénomènes. Elle tend, à la fois, à se perpétuer et, pour assurer cette perpétuité, à se modifier suivant les circonstances. Une maladie infectieuse change, évolue sans cesse.«  »

Avec nous aujourd’hui, on retrouve le professeur Jacques COHEN, pour sa chronique d’actualité. Une chronique santé, Jacques COHEN, bonjour.

Bonjour !

Et cette question qui se pose aujourd’hui sous cette grande question : quel ordre viral mondial après la fin de l’empire des grippes ? D’abord, Jacques COHEN, peut-être nous expliquer, l’empire des grippes, qu’est-ce que cela englobe ?

Alors, l’empire des grippes, c’est que le paysage des épidémies hivernales, pendant au moins un siècle et demi, était majoritairement fait d’épisodes de grippes. On a une vingtaine de familles de virus à transmission respiratoire qui donnent des épidémies ou des pandémies hivernales de temps en temps, mais le dominant de très loin était le monde des grippes. Ce monde des grippes était lui-même structuré de 3 formes de grippes :

des grippes banales tous les ans ou presque, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne tuaient pas. Il faut bien se rendre compte que même encore cette année où il n’y a quasiment pas eu de grippe, la mortalité infantile des grippes est encore la moitié de celle du Covid. Donc il y a des épidémies de grippes dites « bénignes » ou « habituelles », à l’opposé, il y a les épidémies de grippes graves 2 ou 3 fois par siècle – comme celles de 1918 ou 1968 souche Hong-kong par exemple – puis il y a des grippes moyennes qui survenaient entre 8 et 12 ans avec une mortalité intermédiaire. J’ai encore connu comme jeune étudiant en médecine la dernière grippe moyenne durant l’hiver en 73. Elles suffisaient à saturer les services d’urgence. Et bien ce paysage a disparu. C’est-à-dire que d’abord, il n’y a pas eu de très grandes grippes depuis 68, cela fait quand même longtemps. Et surtout, les grippes moyennes ont disparu ce qui est une grande nouveauté. On peut dire que cela a conditionné aussi une instabilité du paysage qui permet l’émergence d’autres choses.

Si on regarde les mortalités brutes et que l’on prend le graphique – que vous ne voyez pas, mais que vous verrez dans mon blog – des mortalités brutes de l’INSEE de 46 à nos jours…

mortalité depuis 1946

Pics en 49, 69, 73 et 2 premières vagues covid. Noter les « creux » de 58 et 2006 et les remontées lentes sur 15 ans qui les suivent. Graphique interactif dans https://www.insee.fr/fr/statistiques/serie/000436394#Graphique

jhmcohen.com pour le blog.

Voilà, on a plusieurs surprises d’abord parce que la perception sociale des choses ne correspond pas à la perception numérique. Si je vous demande quelle est l’année de la mortalité hivernale la plus féroce depuis 1946, vous allez avoir beaucoup de mal à me dire que c’est 1949. Pour vous donner un ordre de grandeur, la mortalité, cette année-là, atteint presque 100 000 dans le pic hivernal, ce qui représente à peu près le double de la mortalité ordinaire. De même, la grippe mondiale de Hong-kong de 1968 a un pic qui monte autour de 75 000 personnes.

Jacques COHEN, vous nous parlez beaucoup de la grippe, mais il y a aussi d’autres virus dans le paysage.

Justement, si l’on prend les pics de mortalité hivernale des 2 dernières années, c’est-à-dire celles des Coronavirus – et ce n’est pas encore la fin de l’épidémie, mais déjà sur les 2 premières saisons – on s’aperçoit qu’avec 70 000 morts tout compris chaque année, si on les additionne, on arrive à hauteur des pics les plus élevés et on dépasse Hong-kong. Cela montre que c’est quand même une épidémie tout à fait sérieuse. Mais auparavant, je voudrais aussi signaler – ce que l’on voit très bien sûr ce graphique – c’est qu’il y a des années « sans morts », entre guillemets, bien sûr, ou plutôt sans pic, puisqu’il reste un plateau de décès car c’est bien ce qui finit toujours par arriver. Par exemple, en 1958, il n’y a pas de pic, en 1990 non plus et en 2006 non plus. Le plus étonnant est que ces années sans pic sont suivies d’une lente montée sur 10 ou 15 ans et qui culmine souvent avec un pic de mortalité, c’est ce qui vient de nous arriver. Est-ce que c’est tel ou tel virus ? Lequel c’est d’ailleurs ? Ce n’est absolument pas certain, mais on voit très bien que les phénomènes de mortalité, les phénomènes épidémiques sont oscillatoires. Il ne faut pas seulement raisonner l’ancien virus, le nouveau virus, l’évènement de l’année, il y a des choses qui vont et viennent, et sous l’influence de paramètres que l’on ne maîtrise pas.

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Donc pour quitter la grippe, il faut regarder le « tableau historique et raisonné des épidémies catarrhales » qui est un travail de Charles-Jacques SAILLANT en 1780 qui fait la première méta-analyse des épidémies de ce type depuis 1500 et quelques. Cet ouvrage est très important parce que nous sommes incapables de lire et comprendre les descriptions du XVIe siècle, mais lui, il y arrivait encore. Nous, nous arrivons, péniblement, mais nous arrivons tout de même, à comprendre les descriptions de 1780. Il s’agit donc d’un pont historique très important et on voit très bien dans cet ouvrage que cliniquement, les grippes sont parfaitement reconnues quand il y en a, mais on voit aussi qu’il y a certaines périodes où il n’y en a pas, où les épidémies catarrhales sont d’autres choses. Par exemple, celle de 1744 qui va mettre en danger Louis XV et nous donner le Panthéon en action de grâce quand il a fini par guérir, ce n’est pas une grippe, cliniquement, cela ne colle pas, et ainsi de suite. Donc un paysage viral qui était rythmé par les grippes et des émergences sporadiques depuis 2 siècles, mais qui auparavant ne l’était pas, et là, depuis presque 60 ans, l’empire des grippes s’est un peu fragmenté et il finit par être bousculé et renversé par l’épidémie de Sars Cov-2.

Jacques COHEN, je me permets de vous interrompre parce que vous le savez, le temps passe toujours très vite sur l’antenne et il va bientôt être le temps de conclure. Vous parlez de virus qui évoluent au fil du temps, mais ces virus finalement, est-ce que ce sont vraiment de nouveaux virus qui arrivent dans le paysage ou est-ce que c’est le retour de plus anciens virus que l’on a déjà connus par le passé, mais qui reviennent sous une forme différente ?

Exactement, parce que le totalement neuf c’est rare. Par exemple, des Coronavirus, nous en avons déjà eu. Nous en avons 3 ou 4 qui sont endémiques dans notre espèce et qui ont été beaucoup plus turbulents lorsqu’ils sont entrés dans notre espèce qu’ils ne le sont devenus. Donc la nature invente sans arrêt, mais elle recycle en permanence, c’est-à-dire qu’il est peu probable de voir sortir quelque chose qui n’ait aucune racine, aucun antécédent, mais à l’inverse, des formes nouvelles – comme nous sommes en train de le vivre avec le Coronavirus actuel – des formes nouvelles d’anciens virus. Et tout cela avec un phénomène à la fois d’instabilité et d’émergence nouvelle d’une part, mais aussi des phénomènes récurrents. Car finalement, les virus et les Hommes vivent ensemble depuis la nuit des temps.

Ce sera le mot de la fin, Jacques COHEN. On le sait, on l’a compris dans le développement précédent, vous aviez certainement des éléments à ajouter. Nous l’avons déjà dit au cours de cette interview et on le rappelle chaque semaine, mais quand même, pour avoir des explications complémentaires par rapport à cette chronique et des graphiques pour illustrer tout cela, on renvoie à votre blog : jhmcohen.com.

Absolument ! À bientôt !

À bientôt professeur !

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